Alexandre Koyré: Réflexions sur le mensonge (1)

ON n’a jamais menti autant que de nos jours. Ni menti d’une manière aussi éhontée, systématique et constante.

On nous dira peut-être qu’il n’en est rien, que le mensonge est aussi vieux que le monde, ou, du moins, que l’homme, mendax ab initio  ; que le mensonge politique est né avec la cité elle-même, ainsi que, surabondamment, nous l’enseigne l’histoire ; enfin, sans remonter le cours des âges, que le bourrage de crâne de la Première Guerre mondiale et le mensonge électoral de l’époque qui l’a suivie ont atteint des niveaux et établi des records qu’il sera bien difficile de dépasser.

Tout cela est vrai, sans doute. Ou presque. Il est certain que l’homme se définit par la parole, que celle-ci entraîne la possibilité du mensonge et que – n’en déplaise à Porphyre – le mentir, beaucoup plus que le rire, est le propre de l’homme. Il est certain également que le mensonge politique est de tous temps, que les règles et la technique de ce que jadis on appelait “démagogie” et de nos jours “propagande” ont été systématisées et codifiées il y a des milliers d’années 1  ; et que les produits de ces techniques, la propagande des empires oubliés et tombés en poussière nous parlent, aujourd’hui encore, du haut des murs de Karnak et des rochers d’Ankara.

Il est incontestable que l’homme a toujours menti. Menti à lui-même. Et aux autres. Menti pour son plaisir – le plaisir d’exercer cette faculté étonnante de “dire ce qui n’est pas” et de créer, par sa parole, un monde dont il est seul responsable et auteur. Menti aussi pour sa défense : le mensonge est une arme. L’arme préférée de l’inférieur et du faible qui, en trompant l’adversaire s’affirme et se venge de lui .

Mais nous n’allons pas procéder ici à l’analyse phénoménologique du mensonge, à l’étude de la place qu’il occupe dans la structure de l’être humain : ceci remplirait un volume. C’est au mensonge moderne, et même plus étroitement, au mensonge politique moderne surtout, que nous voudrions consacrer quelques réflexions. Car, malgré les critiques que l’on nous fera, et celles que nous nous faisons à nous-mêmes, nous restons convaincu que, dans ce domaine, quo nihil antiquius , l’époque actuelle, ou plus exactement les régimes totalitaires, ont puissamment innové.

L’innovation n’est pas totale, sans doute, et les régimes totalitaires n’ont fait que pousser jusqu’au bout certaines tendances, certaines attitudes, certaines techniques qui existaient bien avant eux. Mais rien n’est entièrement nouveau dans le monde, tout a des sources, des racines, des germes, et tout phénomène, toute notion, toute tendance, poussés jusqu’au bout, s’altèrent et se transforment en quelque chose de sensiblement différent.

Nous maintenons donc qu’on n’a jamais menti autant que de nos jours et qu’on n’a jamais menti aussi massivement et aussi totalement qu’on le fait aujourd’hui.