Richir (Crise Sens) – As ciências pertencem ao domínio da Gestell

On sait en effet que la notion de Gestell a été introduite par Heidegger pour penser l’essence de la technique moderne, essence qui, il faut l’insister pour éviter bien des incompréhensions, voire des déviations monstrueuses, n’est en elle-même rien de «technique». C’est au domaine de cette essence que, selon Heidegger, les sciences modernes appartiennent. Dire que la science ne pense pas, cela revient donc implicitement à dire que la technique moderne ne pense pas non plus, ou plutôt, dans des termes plus évidents, que toutes deux sont aveugles à la question du sens. Telle serait la «crise du sens» que la «fétichisation» partout croissante de la science et de la technique, la foi symbolique en leur «efficacité» souveraine — véritable capture symbolique puisque cette foi est aveugle au «en-vue-de-quoi» de cette «efficacité» — seraient son symptôme principal. On ne peut manquer d’être frappé par la parenté profonde des démarches husserlienne et heideggerienne : si on lit Husserl en interprétant le report de toute technicité sur les sédimentations et les passivités de la conscience comme la mise en œuvre ou à disposition machinante et machinale, en un inconscient symbolique, par un Gestell symbolique, on ne peut manquer d’apercevoir que Husserl, dans la Krisis, touche au problème du Gestell en l’entrant par le biais de la science, alors que Heidegger l’touche en l’entrant par le biais de la technique. Tous deux, l’un par la «vie» du sens dans le temps-espace de la conscience, l’autre par la phénoménalité du temps originaire au sein des temporalisations/spatialisations (en langage) au lieu de l’Ereignis, touchent au Gestell comme ce qui ôte quelque chose de leur phénoménalité à ce que nous rassemblons, de l’un et de l’autre, [243] sous le terme de phénomènes de langage. A quoi nous ajoutons, on le sait, qu’il ne peut l’avoir, en réalité, de Gestell que symbolique, comme «dispositif» ou «machinerie» d’un inconscient symbolique. Tel est ce qu’il nous faudra méditer à propos du Gestell heideggerien.

Car, à travers cette parenté, il subsiste une grande différence entre Husserl et Heidegger : alors que le premier, nous l’avons vu, pense conjurer la crise en réinsufflant dans la «technicité» scientifique la réflexion téléologique du sens de ce que nous avons nommé institution symbolique de la science, et ce, en ouvrant en fait mais aveuglément cette réflexion par la réflexion esthétique sans concept (phénoménologique) du sens incarné dans telle ou telle phase de présence de conscience et de langage, le second paraît bien plus radical, pour ainsi dire plus «pessimiste». Si la science ne pense pas, écrit-il, c’est «parce que sa démarche et ses moyens auxiliaires sont tels qu’elle ne peut pas penser»1. Il va même jusqu’à ajouter (ibid.) que ce «manque» à l’origine fait tout son avantage, c’est-à-dire, si nous comprenons bien, sa possibilité d’accumuler des connaissances (et des pratiques), d’étendre de la sorte sa domination, qui est du même coup celle du Gestell.

Faut-il conclure, si l’on entend par pensée ce qui se temporalise/spatialise en langage (en temps-espace de conscience) au lieu de l’Ereignis, que la science et la technique modernes ne pensent pas parce qu’elles ne temporalisent/spatialisent pas, donc parce qu’elles disposent des êtres et des choses, au sein du machin (Gestell) qui machine à l’aveugle, hors de tout être-au-monde et de tout projet-de-monde? Donc parce qu’il l’a du non-temps, et du non-espace, dans le Gestell qui dispose le dispositif technoscientifique, ce qui se monnaie dans un «langage» signal ou un dispositif de signaux hors-monde assimilant à leur tour êtres et choses à des signaux hors-monde ? Nul doute qu’il n’y ait quelque chose de ce genre dans notre univers technoscientifique — qui n’est pas monde au sens phénoménologique —, que ce soit dans sa représentation physique, où tout est «fondé» sur le signal et la réaction d’un Système à un signal (théorie de la relativité, mécanique quantique), ou que ce soit dans notre univers quotidien, où le temps (et l’espace), devenus vides, doivent être, à toute force, occupés [244] par les signaux manipulés par les diverses industries humaines (y compris celles, très significatives, des «vacances»).


  1. Vorträge und Aufsätze, op. cit., II, p. 7; Essais et conférences, op. cit., p. 157.