Stiegler (TT1:22-24) – A “questão da técnica” em Heidegger

C’est dans « La question de la technique » qu’est énoncé le principe d’une méditation de l’essence de la technique contre sa détermination métaphysique, et que la technique moderne est spécifiée par rapport à la technique en général. L’argument primordial en est que la position traditionnelle qui pense la technique sous la catégorie du moyen ne sera pas accessible à l’essence de la technique. Cette critique est en un certain sens une réévaluation de la technique par rapport à l’interprétation que la tradition a donnée d’Aristote. Se référant à l’Éthique à Nicomaque1, Heidegger conteste que l’on puisse interpréter l’analyse de la Physique 2 depuis les catégories de fin et de moyen.

L’interprétation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, peut […] être appelée la conception instrumentale et anthropologique de la technique.

Et il ajoute :

Supposons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen : quelle chance reste alors à la volonté de s’en rendre maître ?2

La conception instrumentale de la technique est exacte, mais elle ne nous livre rien de l’essence de la technique, et il faut donc aller plus loin que cette conception exacte3.

L’analyse de la technique en termes de fins et de moyens se réfère à la théorie des causes matérielle, formelle, finale et efficiente. L’interprétation traditionnelle de la théorie des quatre causes a privilégié, dans sa compréhension de la technique, la cause efficiente : la cause qui opère – dans la production artisanale de l’objet, l’artisan lui-même. Ce privilège accordé à la cause efficiente donne la conception instrumentale de la technique en termes de fins et de moyens. Parce que le produit technique n’est pas un être naturel, il n’a pas de cause finale en soi. La cause finale, apparaissant extérieure au produit, est située dans le producteur, qui devient, tout en étant cause efficiente, porteur de la cause finale, doté de la fin – l’objet n’étant plus que le moyen.

Or, en tant que production (poiesis ), la technique est un « mode du dévoilement ». Comme poiesis, elle fait être ce qui n’est pas. Aristote écrit dans l’Éthique à Nicomaque4 que

toute tekhne a pour caractère de faire naître une œuvre et recherche les moyens techniques et théoriques de produire une chose appartenant à la catégorie des possibles et dont le principe réside dans la personne qui exécute et non dans l’œuvre exécutée
.

Si le produit technique n’a pas en soi le principe de son mouvement, mais dans un autre, ce qui fait dire habituellement que ce produit est un moyen dont cet autre est la fin, néanmoins, ce produire qu’est la technique, en tant qu’il fait passer de l’état caché à l’état non caché, appartient au dévoilement, il est un mode de la vérité. Et cela signifie que la cause finale n’est pas l’opérateur efficient mais l’être comme croissance et déploiement : phusis et être sont synonymes, le déploiement de la phusis est vérité de l’être en tant que croissance et production (poiesis) ; la tekhne comme poiesis est donc soumise à la cause finale qu’est la phusis au détour de la cause efficiente, sans que la cause efficiente ne se confonde en rien avec la cause finale. La tekhne

dévoile ce qui ne se produit pas de soi-même aimer pas encore devant nous .

Le point décisif, dans la tekhne, ne réside aucunement dans l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation des moyens, mais dans le dévoilement dont nous parlons. C’est comme dévoilement, non comme fabrication, que la tekhne est une pro-duction (Ibid., p. 19.).

Au contraire, dans le cas de la conception « anthropologique » de la technique, cause efficiente et cause finale sont confondues. À l’encontre de cette conception qui est celle de la subjectivité, nous ne saisissons pleinement le sens de la tekhne que dans l’art, qui est sa plus haute forme.

Rien n’a encore été dit de la technique moderne. Celle-ci est aussi un dévoilement, mais qui

ne se déploie pas en une production au sens de la poiesis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée (Ibid., p. 20.).

La technique moderne est violence faite à la phusis, et non plus modalité du dévoilement selon le croître de l’être comme phusis : la technique devient moderne lorsque la métaphysique s’exprime et s’accomplit comme projet de raison calculante en vue de la maîtrise et de la possession de la nature, qui n’est plus comprise, elle-même, comme phusis. Mais l’étant que nous sommes nous-mêmes est beaucoup moins placé en situation de maîtrise sur la nature par le moyen de la technique que soumis lui-même aux impératifs de la technique en tant qu’il appartient à la nature.

La technique moderne ainsi définie est Gestell, ar-raisonnement de la nature et de l’homme par le calcul.

Bibliografia:


  1. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VI, chap. 3 et 4. 

  2. Ibid., p. 11. 

  3. Il faut noter ici la péjoration de l’exactitude : nous reviendrons très souvent sur ce thème au cours de ce travail, dans cette mesure où le calcul sera justement conçu depuis l’exactitude et, inversement, réciprocité qui constitue la tentation de « déterminer l’indéterminé ». 

  4. Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre VI, 4.