Original

P. R. — Cette question que vous appelez ontologique et que je dirai d’anthropologie philosophique est-elle bien la première que nous devons débattre ? Permettez-moi de revenir sur la façon dont vous posez la question des relations entre la nature et la règle. Je suis bien d’accord que c’est à cette difficulté fondamentale, bien formulée par Hume, qu’il nous faudra nous mesurer. Mais nous ne pouvons pas, à mon sens, commencer par là sans nous être auparavant expliqués sur le statut des sciences neuronales en tant que sciences. Et, moi-même, je ne peux pas éviter de prendre position à l’égard du problème légué par la tradition philosophique la plus ancienne, de Platon à Descartes, de Spinoza (Figure 2) et Leibniz à Bergson, celui de l’union de l’âme et du corps. Cet antagonisme se situe au niveau des entités ultimes, irréductibles, primitives (ou comme on voudra dire), constitutives de ce que les philosophes analytiques se plaisent à appeler le mobilier du monde. Ce niveau est celui de l’ontologie fondamentale. À l’époque de Descartes et des cartésiens — Malebranche, Spinoza, Leibniz —, on croyait pouvoir encore appréhender la réalité dernière en terme de substance, c’est-à-dire de quelque chose qui existe en soi et par soi. Et on se demandait si l’homme est fait d’une ou de deux substances, selon l’idée que l’on se faisait de la substance. De ces grandes querelles, alimentées par un appareil argumentatif considérable, ne subsistent de nos jours que des formes bâtardes et squelettiques, dénommées, par exemple, parallélisme psychosomatique, interactionnisme, réductionnisme, etc. C’est au prix d’une simplification abusive qu’on en vient à opposer massivement dualisme spiritualiste et monisme matérialiste.

Ce n’est pas sur le plan de cette ontologie, dont les bases ont été ébranlées par Kant, dans la Dialectique transcendantale de la première Critique, que je me situerai. Je me tiendrai, modestement mais fermement, au plan d’une sémantique des discours tenus d’une part sur le corps et le cerveau, d’autre part sur ce que, pour faire bref, j’appellerai le mental, avec les réserves que me fournissent les philosophies réflexive, phénoménologique, herméneutique.

Ma thèse initiale est que les discours tenus d’un côté et de l’autre relèvent de deux perspectives hétérogènes, c’est-à-dire non réductibles l’une à l’autre et non dérivables l’une de l’autre. Dans un discours, il est question de neurones, de connexions neuronales, de système neuronal, dans l’autre on parle de connaissance, d’action, de sentiment, c’est-à-dire d’actes ou d’états caractérisés par des intentions, des motivations, des valeurs. Je combattrai donc ce que j’appellerai désormais un amalgame sémantique, et que je vois résumé dans la formule, digne d’un oxymore : « Le cerveau pense. »

J.-P. C. — J’évite d’employer de telles formules.

P. R. — C’est d’un dualisme sémantique, exprimant une dualité de perspectives, que je pars. Ce qui incline à glisser d’un dualisme des discours à un dualisme des substances, c’est que chaque domaine d’étude tend à se définir par rapport à ce qu’on peut appeler un référent dernier, c’est-à-dire un quelque chose à quoi on se rapporte en dernier ressort dans ce domaine. Mais ce référent n’est dernier que dans ce domaine et se définit en même temps que celui-ci. Il faut donc s’interdire de transformer un dualisme de référents en un dualisme de substances. L’interdiction de cette extrapolation du sémantique à l’ontologique a pour conséquence que, au plan phénoménologique où je me tiens, le terme mental ne s’égale pas au terme immatériel, c’est-à-dire non corporel. Bien au contraire. Le mental vécu implique le corporel, mais en un sens du mot corps irréductible au corps objectif tel qu’il est connu des sciences de la nature. Au corps-objet s’oppose sémantiquement le corps vécu, le corps propre, mon corps (d’où je parle), ton corps (à toi à qui je m’adresse), son corps (à lui, à elle dont je raconte l’histoire). Ainsi le corps figure-t-il deux fois dans le discours, comme corps-objet et comme corps-sujet ou, mieux, corps propre. Je préfère l’expression corps propre à corps-sujet, car le corps est aussi celui des autres et pas seulement le mien. Donc : corps comme partie du monde, et corps d’où je (tu, il, elle) appréhende le monde pour m’y orienter et y vivre. Je suis ici très proche du philosophe anglais Strawson, dans Les Individus’, où il montre comment on peut appliquer deux séries de prédicats hétérogènes au même homme, en le considérant soit comme objet d’observation et d’explication, soit dans ce rapport qui est marqué dans notre langue par des pronoms possessifs tels que « le mien », qui font eux-mêmes partie de cette liste d’expressions que les linguistes appellent « déictiques », les démonstratifs si vous voulez : ici, là, maintenant, hier, aujourd’hui, etc. Le déictique qui nous intéresse ici, c’est « le mien », mon corps. Mon hypothèse de départ est donc — et c’est cela que je soumets à votre discussion —, que je ne vois pas de passage d’un ordre de discours à l’autre : ou bien je parle de neurones, etc., et je suis dans un certain langage, ou bien je parle de pensées, d’actions, de sentiments et je les relie à mon corps avec lequel je suis dans un rapport de possession, d’appartenance. Ainsi, je puis dire que mes mains, mes pieds, etc., sont mes organes en ce sens que je marche avec mes pieds, je prends avec mes mains ; mais cela relève du vécu, et je n’ai pas à me laisser enfermer dans une ontologie de l’âme pour parler ainsi. En revanche, quand on me dit que j’ai un cerveau, aucune expérience vive, aucun vécu, ne correspond à cela, je l’apprends dans les livres, je l’apprends sauf…1

J.-P. C. — Sauf quand vous avez mal à la tête ou qu’une lésion cérébrale, due par exemple à un accident, vous prive de la parole ou de la capacité de lire et d’écrire.

P. R. — Nous reviendrons plus tard sur la nature de l’enseignement que l’observation clinique apporte à la conduite de la vie, à savoir outre l’appel à des soins, le réajustement des conduites à un environnement « réduit », selon le mot de Kurt Goldstein2. Pour l’instant, restons au plan épistémologique. Un des points critiques qui, au premier abord, est simplement linguistique, mais qui va en fait beaucoup plus loin que la linguistique, est qu’il n’y a pas parallélisme entre les deux phrases : « je prends avec mes mains » et « je pense avec mon cerveau ». Tout ce que je sais sur le cerveau est d’un certain ordre, mais — ce sera mon problème avec vous — est-ce que les connaissances nouvelles que nous avons sur le cortex augmentent ce que je sais déjà par la pratique du corps, et en particulier tout ce que je sais des émotions, des perceptions, de tout ce qui est vraiment psycho-organique et lié justement à cette possession de mon corps ? Il n’y a qu’un corps qui est mon corps tandis que tous les corps sont devant moi.

DeBevoise

Ricoeur: Is this question, which you call ontological and which I would call one of philosophical anthropology, really the first question we ought to consider? Permit me to come back to the way you pose the question of the relationship between nature and moral rules. I quite agree that this fundamental difficulty, well formulated by Hume, is one that we must tackle. But we cannot, to my way of thinking, take it up without first having clarified the epistemological status of the neurosciences. For my part, I cannot avoid taking a position with regard to a problem bequeathed by the most ancient philosophical tradition, from Plato to Descartes and from Spinoza and Leibniz to Bergson, namely that of the relation between the soul and the body. This relation is located at the level of ultimate, irreducible, primitive entities that are constitutive of what analytic philosophers like to call the furniture of the world. This is the level of fundamental ontology. In Descartes’s time—and that of his followers, Malebranche, Spinoza, Leibniz—it was supposed that ultimate reality could be apprehended in terms of substance, which is to say in terms of something that exists in and of itself. The question thus arose, on the assumption that things are made of substance, whether man is made of one or of two substances. This grand quarrel, sustained by a considerable argumentative apparatus, survives today only in bastard and skeletal forms such as psychosomatic parallelism, interactionism, reductionism, and so on. To oppose spiritualist dualism to materialist monism amounts to a crude oversimplification of what was at issue in the seventeenth century.

I do not propose to argue on the ontological plane, whose bases were undermined by Kant in the Transcendental Dialectic of the first Critique. Relying instead on the resources furnished by phenomenology, I will restrict myself, modestly but firmly, to considering the semantics of two distinct discourses—one concerning the body and the brain, the other what I will call the mental.

My initial thesis is that these discourses represent heterogeneous perspectives, which is to say that they cannot be reduced to each other or derived from each other. In the one case it is a question of neurons and their connection in a system; in the other one speaks of knowledge, action, feeling—acts or states characterized by intentions, motivations, and values. I shall therefore combat the sort of semantic amalgamation that one finds summarized in the oxymoronic formula “The brain thinks.”

Changeux: I avoid using such formulas.

Ricoeur: I proceed, then, from a semantic dualism that expresses a duality of perspectives. The tendency to slip from a dualism of discourses to a dualism of substances is encouraged by the fact that each field of study tends to define itself in terms of what may be called a final referent, something to which appeal can be made as a last resort. But this referent is final only in its respective field, and comes to be defined at the same time as the field itself is defined. It is therefore necessary to refrain from transforming a dualism of referents into a dualism of substances. Prohibiting this elision of the semantic and the ontological has the consequence that, on the phenomenological plane where I take up my position, the term mental is not equivalent to the term immaterial in the sense of something noncorporeal. Quite the opposite. Mental experience implies the corporeal, but in a sense that is irreducible to the objective bodies studied by the natural sciences. Semantically opposed to the body-as-object of these sciences is the experienced body, one’s own body—my body (from which I speak), your body (the body that belongs to you, which I address), the body of another (his body or her body, about which I make up stories). Thus the body figures twice in the discourse I propose, both as “objective” body and as “subjective” body or, as I would rather say, one’s own body. I prefer to speak of one’s own body, rather than of the subjective body, because the body in question is not only mine but the body of others as well. Therefore: body as part of the world, and as that from which I (you, he, she) apprehend(s) the world for purposes of orientation and in order to live in it. Here I am very close to P. F. Strawson’s position in Individuals,15 where he shows that two series of heterogeneous predicates can be applied to the same person, considering him or her either as an object of observation and explanation or as enjoying the relationship indicated in our language by possessive pronouns such as “mine,” which themselves belong to the list of expressions that linguists call “deictic,” or demonstrative—here, there, now, yesterday, today, and so on. The deictic form that interests us here is the “mine” of my body. My initial hypothesis, then, which I submit for your consideration, is that I do not see a way of passing from one order of discourse to the other: either I speak of neurons and so forth, in which case I find myself in a certain language, or I speak of thoughts, actions, and feelings that I connect with my body, to which I stand in a relation of possession, of belonging. Thus, I can say that my hands, my feet, and so forth are my organs in the sense that I walk with my feet, I grasp with my hands—but this comes under the head of personal experience, and I do not have to commit myself to an ontology of the soul in order to speak in this way. By contrast, when I am told that I have a brain, no actual experience corresponds to this; I learn about it in books—

Changeux: Except when you have a headache or when a cerebral lesion, due to an accident for example, has deprived you of speech or of the capacity to read and write.

Ricoeur: We will come back later to the question of what sort of instruction clinical observation may provide for the conduct of life, that is, apart from the need for treatment, the need to adjust behavior to a “reduced” environment, to use Kurt Goldstein’s phrase.16 For the moment, let’s stay on the epistemological plane. A critical point, which at first sight appears to be simply linguistic but which in fact goes far beyond this, is that there is no parallelism between the sentences “I grasp with my hands” and “I think with my brain.” Everything that I know about the brain is one kind of knowledge. However, there are other kinds of knowledge as well. I suspect you and I may disagree about the answer to the following question: Does the new knowledge that we have about the cortex add to what I already know through direct bodily experience and, in particular, everything that I know about emotions, perceptions, everything that is genuinely psycho-organic and connected with my possession of my body? There is only one body that is mine, whereas all other bodies are outside me.


  1. P. F. Strawson, Individuals, Londres, 1959, trad. fr. Les Individus, Paris, Seuil, 1973. 

  2. K. Goldstein, Der Aufbau der Organismus, 1934, trad. fr. La Structure de l’organisme, Paris, Gallimard, 1951. 

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Jean-Pierre Changeux, Paul Ricoeur