La métaphore abonde. Avec générosité, la cybernétique nous comble de machines à penser, d’automates logiques, de cerveaux calculateurs. L’informatique devient la science universelle des disciplines de l’exactitude. Elle envahit pacifiquement le domaine des sciences humaines. Littérature et philosophie, où se réfugiait orgueilleusement la « pensée », ne sont plus indemnes des ambitions tentaculaires de l’automate. Notre pensée naturelle ne conservera-t-elle plus rien en « propre » ?
Métaphore ou sens propre ? Si ces substantifs, ces qualificatifs, ces verbes s’appliquent posément à l’automate présent qu’en sera-t-il de l’automate futur ? Que reste-t-il du « propre » de l’homme si le « propre » de ses créations artificielles est d’en simuler les aptitudes et les performances singulières ? Quelle est cette singularité spécifique et individuelle ?
La métaphore ne surgit pas de n’importe où. Son ancrage est profond dans l’imaginaire des sociétés. La fiction de l’automate humain hante depuis longtemps l’inconscient collectif. Notre culture en a délicatement palpé les séquences récitatives. Pourtant les mythologiques de l’anthropoïde artificiel n’ont connu ni leur Freud, ni leur Jung, ni leur Rank. Pourquoi refusons-nous de prendre en charge cette dimension de l’imaginaire ? Nous ne manquons pourtant pas de littérature traitant des automates aux formes humaines.
La métaphore a surgi là où on l’attendait le moins : au ras de nos techniques mathématisées. La jonction entre la recherche cybernétique de pointe et les milieux philosophiques internationaux s’est effectuée sous le signe du Golem. Les cinq lettres du plus célèbre des robots hominiens servent de sigle à une application des calculateurs automatiques au discours philosophique. La mythologie abonde dans les dénominations d’opérations cybernétiques. Les philosophies prenaient grand soin d’éviter une telle promiscuité.
Est-ce à dire que la fiction peine à se hausser au niveau de la sur-réalité de nos artifices techniques ? Pourquoi nous paraît-il plus impossible d’accéder à la psyché que d’alunir ? A quels interdits nous heurtons-nous ? Incapacité de la science ou censure de la conscience ?
Pourtant ce n’est pas d’aujourd’hui que l’homme s’est épris de créatures qui lui ressemblent, dont il serait le créateur.
Nous voici bardés d’ « automates pensants », de « cerveaux géants », des « machines à penser » de Couffignal aux « machines philosophiques » de Moles ! Nous n’errons plus à la recherche de notre double : il nous semble le rencontrer ! Pourtant l’itinéraire du double n’est pas tracé d’hier : il est viscéral. Il se déploie dès le premier instant que l’humanité oublie de respirer. Avec la première angoisse jaillit la première image de soi. Peut-être n’est-ce pas tellement l’humanité qui en ouvre les sentiers que ce double qui nous entraîne à nous défaire de nous-mêmes ? Les mythologiques de la re-création de l’homme par l’homme tissent de subtils réseaux qui écartèlent le biologique, qui le font se perdre hors de soi, dans la pensée. C’est un voyage dont l’humanité n’est pas encore revenue. N’y a-t-il pas une réflexion plus originaire que cette prise de conscience à laquelle on s’agrippe comme au propre de l’homme ? Les philosophiques paraissent bien falots quand ils expriment le double en dualité substantielle. Lorsque passe Homunculus, Thalès et Anaxagore ne peuvent que s’écrier : « Nature ! ô nature ! » A quoi l’écho des mythologiques répond : « Pensée ! ô pensée ! »
Je trouve provocant cet usage du terme « anthropoïde ». Il désigne couramment les formes de la vie antérieures et inférieures à l’humanité : le chimpanzé est estimé aussi digne de cette appellation que nos ancêtres du Néanderthal. Des existants aux formes humaines ne peuvent être que des vivants péjoratifs : ils figurent dans nos classifications avant et au-dessous de l’ « apparition de l’homme ». Or des « formes humaines » peuvent être aussi bien post-humaines que pré-humaines, aussi généreusement sur-humaines que pauvrement sous-humaines. Les mythologiques anthropoïdes nous apprennent que l’homme imagine l’homme à partir du modèle qu’il se figure constituer ; mais il invente d’en améliorer les performances. Les mythologiques déploient la création de l’homme par l’homme vers des formes théoïdes. Nos taxinomies considèrent la forme humaine comme inimitable puisque supérieure ; la logique des mythologiques que nous allons parcourir rend les formes humaines relatives, imitables par en dessus et au-delà. Le propre de tels mythologiques est de créer un faux plancher sur lequel installer ses automates, entre un modèle naturel de l’humanité donnée et le modèle divinisé du plus que parfait absolu. Entre l’homme et Dieu, le Golem ressuscite.
Outre cette plaisante provocation, j’estime impropre cet emploi du mot « androïde » pour désigner l’invention de formes humaines aussi souvent « gynoïdes ». L’autorité de l’Encyclopédie n’y fait rien. Les multiples écrits qui cataloguent les automates « androïdes » traitent de servantes, de nymphes, de danseuses, etc. L’homme rêve de soi sous la forme du mâle. Mais ces mythologiques déploient précisément des récits débordants de re-production. Est-ce à dire que, par leur seule puissance et science, nos auteurs suppléent à la médiation du deuxième sexe ? Pourtant Pygmalion ne modèle que dans l’éternel féminin, cet Ewig Weibliche qui, en contrepoint à la genèse par soi d’Homunculus, nous tire en haut dans les derniers vers du Faust ?
L’humanité possède aujourd’hui des techniques qui simulent les fonctions de la pensée (cybernétiques). Elle a longuement rêvé d’automates qui en accompliraient l’exploit (mythologiques). Elle a médité sur les limites respectives de l’automatisation et de cette pensée, « propre » de l’homme (philosophiques). Les cultures sont traversées de cet éclair prométhéen. Le désir de ce surcroît de savoir et de pouvoir exprime la volonté qu’a l’homme de se dépasser lui-même. Les obstacles qu’il rencontre dans les mythologiques et dans les philosophiques cherchent à l’en dissuader. A l’ère des cybernétiques, l’accusation mythique pèse lourdement sur nos inventeurs d’anthropoïdes. Les philosophiques s’emploient à désarmer ces récidivistes de la création hominienne. Mais la charge des mythologiques, sa puissance et ses interdits, reprennent de plus belle. Quant aux barricades édifiées par les métaphysiciens, elles ne résistent que dans la mesure où elles sont mobiles. L’automatisation grignote les fonctions « propres » de la pensée.
Par son surgissement, le récit mythologique de création de formes humaines prouve que l’humanité ne se satisfait pas de sa condition biologique. Est-ce bien poser le problème ? Cette condition biologique n’est-elle pas plutôt combinée de manière à appeler ce qui la couronne ? Que l’homme vive accompagné de son double est une remarque banale. L’intérêt jaillit quand il s’agit d’examiner quelle est la nature de ce double que l’homme cherche à se donner de soi en créant des automates anthropoïdes.