Breton (Tecnociência) – Uma “analogia cristalizada”: o nascimento do computador e o cérebro humano

UNE « ANALOGIE CRISTALLISÉE » : LA NAISSANCE DE L’ORDINATEUR ET LE CERVEAU HUMAIN
Philippe Breton, Alain-Marc Rieu e Franck Tinland, “La techno-science en question

Les plans de l’EDVAC, rédigés par John von Neumann en juin 19451, constituent, de l’avis des principaux spécialistes, le point de départ de la lignée des ordinateurs modernes2. Cette invention, qui élargira considérablement le champ d’intervention des ingénieurs, n’a pourtant pas été faite par un ingénieur — von Neumann est mathématicien —, et, surtout, celui-ci ne s’y est pas pris comme l’aurait fait un ingénieur. L’ordinateur est en effet né de l’implantation, dans le champ de la technique des calculateurs, d’intérêts qui lui sont, dans un premier temps, extérieurs et qui vont dans le sens de la construction d’un modèle réduit artificiel du cerveau humain.

L’histoire de cette invention commence probablement en août 1944, sur le quai de la gare d’Aberdeen, où deux hommes, qui ne s’étaient jamais rencontrés auparavant, attendaient le même train, qui reliait Aberdeen et Philadelphie. Le premier d’entre eux était le lieutenant H.H. Goldstine. Celui-ci s’occupait, à la Moore School of Electric Engineering de l’Université d’Aberdeen, de la liaison entre l’équipe universitaire qui travaillait sur le projet « px » et l’Ordnance Département qui finançait la recherche. Goldstine était en fait un mathématicien, mobilisé dans l’armée, et le projet auquel il participait, projet ultra-secret, était celui d’un calculateur rapide, l’ENIAC, utilisant à grande échelle la technique des tubes à vide.

Von Neumann, quant à lui, était déjà un mathématicien connu3 (il sera un des meilleurs mathématiciens de sa génération), en fait l’un des membres de l’élite professorale rassemblée à l’Institute of Advanced Studies, à l’instar d’Einstein. Von Neumann travaillait simultanément sur plusieurs questions, dans des champs assez disjoints. Il contribuera par exemple largement aux progrès en matière de recherche opérationnelle en mettant au point la fameuse « théorie des jeux ». Il travaillait également au « projet Manhattan », vaste mobilisation scientifique et technique dont l’objectif était de mettre au point la bombe A. Sa contribution (il mit au point le modèle mathématique de la réaction en chaîne) se poursuivra après la guerre, au sein du programme de bombe thermonucléaire. Plus tard, il fera partie de l’AEC (Atomic Energy Commission) et, comme consultant pour l’armée au plus haut niveau, il militera quelque temps en faveur de la thèse du bombardement préventif de l’URSS.

L’une des questions auxquelles von Neumann semblait attacher une certaine importance était le projet qui consistait à copier un modèle simplifié du cerveau vivant, une sorte de modèle réduit artificiel du cerveau humain. Goldstine, qui avait reconnu von Neumann sur le quai de la gare, prit son courage à deux mains pour aborder le célèbre mathématicien. Tout le long du trajet, il lui fit l’éloge de l’ENIAC et de l’extraordinaire vitesse de traitement que semblait permettre l’électronique. Si von Neumann acceptait de participer au projet, l’ENIAC ne pourrait que mieux s’en porter, autant grâce à l’extraordinaire capacité du mathématicien à trouver toujours plus de nouveaux crédits auprès des militaires que pour sa compétence propre. De son côté, von Neumann manifesta un très grand intérêt pour cette nouvelle machine.

L’ENIAC, alors encore en construction (elle sera terminée en novembre 1945), était une formidable usine à calcul, qui fonctionnait grâce à 17 468 tubes à vide et changeait d’état 200 000 fois par seconde. Son allure générale correspondait à ses performances puisqu’elle pesait trente tonnes et occupait une surface au sol de cent soixante mètres carrés. L’ENIAC, sommet atteint par la technique de l’époque, représentait un véritable concentré de nouveauté. Elle héritait, en les intégrant dans un même ensemble, de la tradition des machines à calcul développée depuis Schickard et Pascal, des apports de l’automatisme à programmation, puisqu’elle utilisait les cartes perforées pour introduire les données et les programmes, et enfin des techniques électroniques utilisées en radiophonie, qui garantissaient, pourvu qu’on en maîtrisât la fragilité, une rapidité de calcul sans aucune mesure avec les machines électro-mécaniques équivalentes.

Mais, curieusement, cette machine que von Neumann inspecta en détail devait laisser ce dernier insatisfait. Il mit donc au point, quelques mois plus tard, en juin 1945, les plans d’une nouvelle machine qui, avec les mêmes éléments de base que l’ENIAC, devait être dotée d’un principe d’organisation radicalement nouveau. Von Neumann proposera ainsi, dans un texte daté du 30 juin 1945, qui se présente comme un avant-projet (« First draft for a report on the EDVAC ») dans le cadre du contrat n° W 670 ORD 4926 entre l’Université de Pennsylvanie et l’United States Army Ordnance Department, les traits essentiels de ce qui sera désormais le principe de l’ordinateur moderne, principe sur la base duquel tous les ordinateurs, jusqu’à aujourd’hui, ont été construits.

Avant d’examiner, à travers les « plans de l’EDVAC », comment fonctionne cette nouvelle machine, il nous faut remarquer un point essentiel. Le véritable changement de lignée technique que von Neumann opère en passant de l’ENIAC à l’EDVAC ne semble pas répondre à une préoccupation technique, mais plutôt, dans une perspective propre à von Neumann, au souci de faire avancer le projet d’un « modèle réduit » du cerveau humain.

Trois arguments au moins nous permettent de nourrir cette hypothèse Le premier tient dans le fait que l’ENIAC répondait assez bien à la demande technique du moment. Ce calculateur était en effet un sommet d’innovation et représentait un point culminant dans l’effort pour mettre au point les calculateurs rapides dont les scientifiques, et surtout l’armée, avaient besoin. Le deuxième argument est lié à la période à laquelle ces événements interviennent. En juin 1945, la guerre était pratiquement terminée, et, en tout cas, les troupes de l’axe reculaient sur tous les fronts. Sur le plan de l’apport scientifique à l’effort de guerre, la bombe A était à peu près au point, sans d’ailleurs qu’ait été utilisée à cette occasion la nouvelle génération de calculateurs rapides qui venait de naître. On peut dire que dans le domaine de l’innovation technique la guerre avait été gagnée avant même qu’elle ne soit achevée sur le terrain. La cessation des hostilités laissera les Etats-Unis conscients de leur supériorité militaire, scientifique et politique, au moins jusqu’à l’été 1949 où commencera la guerre froide du fait des expériences nucléaires soviétiques. Il n’y avait donc aucune urgence, de l’hiver 44-45 à l’été 1949, à ce que soient construits de nouveaux calculateurs pour les besoins de la défense nationale. C’est pourtant dans cette période-là, en dehors de toute pression qu’aurait pu exercer l’urgence — comme cela avait été le cas pour l’ENIAC en 1943 —, que von Neumann allait opérer la rupture qui fera naître l’ordinateur.

Les deux arguments précédents montrent que le changement de lignée technique ne s’est pas fait sous la pression du besoin, puisque d’une part ce besoin était satisfait et que d’autre part la pression allait justement en diminuant. Le troisième argument consiste dans le fait que les « plans de l’EDVAC » montrent clairement à quel point la préoccupation de von Neumann était le cerveau et non l’amélioration en elle-même de la technique des calculateurs. Bien sûr, celle-là va passer par celle-ci, mais la technique n’est, en dernière instance, qu’un moyen pour von Neumann de réaliser un projet, qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1957.

Von Neumann, en observant la façon dont l’ENIAC fonctionne, va proposer trois changements majeurs. D’abord, il va repenser l’organisation logique de la machine ; ensuite, il va considérablement renforcer le rôle des tubes à vide, dont la rapidité l’avait si fortement impressionné ; enfin, il va proposer l’usage du binaire (l’ENIAC fonctionnait en décimal). Comme le montre l’analyse des plans de l’EDVAC, ces trois transformations furent effectuées en référence à l’organisation du cerveau humain, qui est pris systématiquement ici comme point de référence.

Quelles connaissances von Neumann a-t-il du cerveau humain ? Son intérêt pour la neuro-physiologie est attesté par sa fréquentation des colloques qui réunissaient les spécialistes de ce domaine, colloques dans lesquels il lui arrivera d’ailleurs d’intervenir comme conférencier. De plus, il participait régulièrement aux travaux qui, rétrospectivement, apparaîtront comme fondateurs de la cybernétique : ils réunissaient, pour mettre en commun leurs connaissances, aussi bien des médecins et des neurologues que des logiciens ou des mathématiciens, en particulier Norbert Wiener. Dans les plans de l’EDVAC, von Neumann fera ainsi explicitement référence aux travaux de McCulloch et Pitts sur l’organisation logique du système nerveux humain4.

Outre cette connaissance des résultats des travaux scientifiques de l’époque (fortement marqués par les études, en vogue alors, sur l’activité électrique du cerveau), von Neumann semble, mais ce n’est là qu’une hypothèse à la limite de la spéculation, mettre en œuvre une connaissance intuitive, ou, du moins, introspective, de sa propre activité de raisonnement.

Ce point semble inspirer la première des trois modifications importantes qu’il propose : le changement dans l’organisation de la machine. Il est vrai que l’ENLAC, aussi rapide fût-elle, fonctionnait encore sur la base d’un très ancien principe technique de calcul, celui-là même qu’incarne le boulier, où la fonction mémoire n’est pas distincte de la fonction calcul, puisque ce sont les mêmes éléments matériels qui servent à figurer le nombre calculé et le nombre mémorisé. Dans la nouvelle machine, l’unité de calcul sera distincte de l’unité de mémorisation. L’existence d’une vaste mémoire interne — qui pourrait bien être, dans l’esprit de von Neumann, la condition même du raisonnement — permet d’envisager d’y stocker à la fois les données sur lesquelles s’effectueront les calculs, les résultats de ces derniers, et, point décisif, les programmes de calcul eux-mêmes, qui, jusque-là, étaient introduits pas à pas, de l’extérieur, dans les calculateurs.

L’analogie avec le cerveau humain, ou plutôt la pensée de cette nouvelle machine à travers la connaissance du cerveau humain, est également à l’origine de la deuxième modification importante que von Neumann introduit. Ce dernier avait été frappé par la rapidité des tubes à vide, mais peut-être plus encore par leur ressemblance, non pas structurelle, mais au niveau de leur « comportement », pour reprendre la terminologie de Wiener, avec le neurone humain, du moins ce qu’il en connaissait. Le tube à vide électronique apparut ainsi comme la technologie idéale du projet de modèle réduit du cerveau.

Le choix du binaire, enfin, résulte aussi de la croyance, répandue alors, selon laquelle le cerveau raisonne en binaire. En fait, derrière cette conception est sous-jacente l’idée que le raisonnement est un calcul, un pur calcul (et l’intuition une défaillance). Le binaire serait la langue de ce calcul, qui n’est pas un calcul numérique mais un calcul logique (on sait que le binaire est isomorphe à la fois à la logique formelle — par le biais de l’algèbre de Boole — et au calcul numérique, puisque tous les systèmes numériques peuvent être retranscrits en base 2). Le choix du binaire est là aussi un choix guidé par la connaissance du cerveau humain, plutôt que par un impératif technique. Von Neumann était d’ailleurs persuadé que le but ultime de la science était la description en termes de logique formelle du cerveau humain.

L’argumentation que von Neumann met en place dans les plans de l’EDVAC vaut d’être analysée pour elle-même car, de la même façon que les ordinateurs seront désormais construits sur le principe de l’EDVAC, la métaphore cerveau/ordinateur qui alimentera l’imaginaire — et les recherches — de l’intelligence artificielle trouvera là son premier prototype. Sur le plan rhétorique, plutôt que de tenter une métaphore nécessairement affaiblie en comparaison du fait de la nature à la fois descriptive et performative du texte, von Neumann va tenter de monter pièce à pièce une analogie.

Par exemple, au lieu de proposer une comparaison directe entre le neurone et le tube à vide, il fait exister un élément tiers, plus universel, qu’il nomme « element », ce qui, en anglais comme en français, est suffisamment général pour ne rien vouloir dire a priori. Il décrit ce que devraient être les caractéristiques de cet « element » (la rapidité, la binarité et la qualité d’être combinable avec d’autres du même type) et paraît « découvrir », par un artifice de style, qu’à la fois le neurone et le tube à vide correspondent à cet « element » plus universel. Il en déduit alors une analogie qui légitime l’emploi du tube à vide.

Cette rhétorique s’appuie sur un présupposé ontologique qui affirme que l’essentiel de l’homme, son intelligence, son raisonnement, sa capacité d’adaptation et de transformation de l’environnement, ne lui appartiendrait peut-être pas en propre, en tous cas biologiquement. Si le raisonnement humain, comme le pensent Turing et von Neumann, est un calcul, alors les modalités d’effectuation de ce calcul — pourvu qu’on les comprenne — sont sans aucun doute, d’une part, indépendants du support biologique, et, d’autre part, transférables à d’autres « dispositifs » ou « supports », naturels ou artificiels.

L’« homme », dès lors, n’est plus qu’un « support », qui présente d’autant moins d’intérêt en tant que tel qu’il est physiquement fragile et un peu trop faillible intellectuellement. L’homme en tant que personne n’est plus, comme dans la représentation humaniste traditionnelle, le « centre de toute chose » ; sa pensée est une qualité qui ne lui appartient pas en propre puisqu’elle est transférable en dehors de la personne. Dans cette conception, les lois de la pensée sont des lois générales, indépendantes vis-à-vis de leur contexte de production humain.

Pour comprendre cette conception et éviter tout contresens, il faut sans doute ne pas la considérer comme une tentative de dévalorisation de la pensée. Il s’agit plutôt, très paradoxalement, à la fois d’une dévalorisation de la personne et d’une revalorisation de la pensée. La dévalorisation de la personne comme support de la pensée est évidente, il suffit pour s’en convaincre de relire les pages que Wiener a consacrées à la question du « modèle de l’homme ». La revalorisation de la pensée est un projet qui était très largement explicité dans la volonté de construire des dispositifs de raisonnement artificiel, par l’intermédiaire des ordinateurs, qui dépassent les performances du raisonnement humain. La métaphore — encore humaniste — de l’« homme-machine » du XVIIIe siècle est largement dépassée et c’est véritablement un autre espace de représentations qui s’ouvre, où, si l’on peut dire, l’homme, grâce aux machines, est projeté à l’extérieur de lui-même, tout en perdant sa qualité de personne.

Cette conception s’accorde parfaitement avec le thème qui se développe à partir de cette période, thème selon lequel la prise de décision, pour ce qui concerne la conduite des affaires humaines, devrait être systématiquement transférée à des machines. Il est vrai qu’aucune des grandes décisions qui avaient été prises dans la dernière décennie ne pouvait véritablement être mise au crédit de l’humanité.

BRETON, P.; RIEU, A. M.; TINLAND, F. La techno-science en question: éléments pour une archéologie du XXe siècle. Seyssel: Champ Vallon, 1990.


  1. In Brian Randell (éd.), The Origins of Digital Computers, Berlin-Heidelberg-New York, Springer-Verlag, 1982. 

  2. Pour ce qui concerne les ouvrages généraux sur l’histoire des débuts de l’informatique, on peut se reporter, par exemple, à Stan Augarten, Bit by Bit. An Illustrated History of Computer, New York, Ticknor and Fields, 1984 ; Brian Randell, « La genèse des calculateurs électroniques », in Histoire générale des techniques, tome 5, Paris, P.U.F., 1979 ; Robert Ligonnière, Préhistoire et histoire des ordinateurs, Paris, R. Laffont, 1987 ; et Philippe Breton, Histoire de l’informatique, Paris, Ed. La Découverte, 1987. 

  3. Cf., à ce sujet, l’excellente biographie de Steve J. Heims, John von Neumann and Robert Wiener, MIT Press, 1982. 

  4. Et notamment à l’article de Warren S. McCulloch et Walter Pitts, « A logical calculus of the ideas immanent in nervous activity », in The Bulletin of Mathematical Biophysics, The University of Chicago Press, volume 5, n° 4, déc. 1943.