Chazal (Miroir:13-15) – Informática e Inteligência Artificial

La littérature technique, en distinguant à l’intérieur du vaste domaine de l’informatique l’intelligence artificielle, nous incite à borner notre réflexion à ce sous-ensemble des réalisations informaticiennes. Le terme d’intelligence artificielle est apparu en 1956 lors d’une conférence à Dartmouth (U.S.A.) où un ensemble de scientifiques, dont John McCarthy, Marvin Minsky, Alan Newell et Herbert Simon, se réunirent pour envisager les possibilités de doter les ordinateurs de programmes intelligents. Cette conférence place bien l’intelligence artificielle dans le cadre de l’informatique (c’est d’ordinateurs qu’il s’agissait) même si les débats se trouvent à la confluence d’une part du développement théorique et pratique des automates, depuis la machine de Babbage et les travaux de Lady Ada Lovelace (1842) jusqu’à la cybernétique et notamment l’œuvre de Wiener dans les années 1940, en passant par la machine universelle de Turing (1936) et d’autre part du développement de la logique mathématique inauguré par Leibniz se poursuivant jusqu’à Gödel et Church en passant par Boole et Hilbert. Ces deux courants de pensée et de recherche se rencontrent autour de la réalisation technique des premiers ordinateurs par von Neumann au lendemain de la seconde guerre mondiale. Nous voulons refuser ce bornage qui est certainement pertinent quant aux spécialisations techniques et théoriques que le développement considérable du champ de l’informatique rend nécessaires, mais qui ne correspond pas à notre préoccupation. En effet, si l’intelligence artificielle recouvre, de fait, certains secteurs de l’utilisation des ordinateurs, c’est-à-dire essentiellement la simulation du raisonnement hypothético-déductif, concrètement les logiciels systèmes experts et leurs applications, et leurs extensions, aux bases de données par exemple, le terme n’en reste pas moins imprécis au regard du philosophe attentif à la rigueur des concepts. D’abord, qu’entend-on par « intelligence » ? L’usage technique de l’expression « intelligence artificielle » semble limiter sa signification au raisonnement déductif, à l’inférence logique. Or le mot « intelligence » est un terme confus qui charrie toutes les incertitudes des sciences humaines. Le langage commun en fait un ensemble de capacités de clairvoyance, de rigueur, de finesse de l’esprit, nous rendant aptes à réagir à des situations de manière adéquate, c’est-à-dire à notre avantage. Les psychologues, sans en avoir jamais fourni une définition consensuelle, prétendent la mesurer à travers des tests ingénieux. Les neurologues y voient peut-être une propriété du réseau complexe formé par nos neurones. Est-elle une caractéristique de l’espèce ? Est-elle susceptible de degrés, depuis l’animal unicellulaire qui en est le plus pauvrement doté, un degré d’intelligence, jusqu’à nous, et encore entre les différents individus d’une même espèce ? Est-elle une manifestation de la Raison, de l’âme dont l’homme a le privilège et faut-il, en conséquent, en dénier la moindre parcelle à l’animal ? C’est bien la thèse cartésienne qui doit montrer, dès lors, que l’animal n’est qu’une machine, son intelligence, une apparence résultant d’un mécanisme ingénieux. Mais alors, l’intelligence et la machine, l’intelligence et l’artifice s’opposent et la notion d’intelligence artificielle devient une monstruosité métaphysique.

Si nous nous tournons vers le discours des informaticiens eux-mêmes, nous assistons à un glissement de la définition stricte recouvrant quelques techniques particulières vers quelque chose de plus large. Témoigne de ce glissement de la définition, celle que donne Alice Recoque, ancien directeur de la mission Intelligence Artificielle de Bull S.A. :

On peut définir l’intelligence artificielle comme l’ensemble des méthodes et des techniques qui visent à étudier le comportement de l’homme pour le comprendre et pour le reproduire.1

Une telle définition, non seulement a le mérite de mettre en évidence, à côté de la finalité pragmatique de l’intelligence artificielle (pour le reproduire), sa fonction de reflet contribuant à la connaissance de nous-mêmes (pour le comprendre), mais permet de faire entrer, peu ou prou, l’ensemble de l’activité informaticienne dans le domaine de l’intelligence artificielle. En effet dans sa fonction de simple calculateur, la machine ne mime-t-elle pas déjà — et même dépasse — une de nos capacités, n’induit-elle pas une conception computationnelle de l’esprit ? Toute l’informatique, en se faisant science et technique du traitement de l’information, se veut un artefact de nos pouvoirs intellectuels pris partiellement. C’est pourquoi nous continuerons d’utiliser l’expression « intelligence artificielle » pour désigner les secteurs de l’informatique qui s’intéressent plus particulièrement à l’expertise, la reconnaissance des formes ou la compréhension du langage naturel, conformément à une tradition de la littérature technique, mais nous ne lui accorderons aucun privilège philosophique ; nous nous garderons bien des interprétations mythiques.

Notre objet, c’est l’informatique dans son ensemble, même si notre enquête, compte tenu de notre propos, nous engage plus souvent dans le domaine de ces secteurs plus spécialement étiquetés « intelligence artificielle ». Si l’on considère le développement de l’informatique, c’est à la naissance même de la discipline, dans les œuvres de von Neumann et de Turing, qu’est posé le problème d’une machine pensante, ou d’une pensée artificielle, permettant de reproduire le comportement humain dans l’ensemble de ses activités mettant en jeu des pouvoirs intellectuels. En fin de compte, dans l’expression « intelligence artificielle », ce n’est pas tant le mot « intelligence » que nous voulons interroger que le mot « artificielle ». Alors que Charles S. Peirce écrit :

La chaîne et la trame de toute pensée et de toute recherche sont les symboles et… la vie de la pensée est la vie inhérente aux symboles,

on peut s’interroger sur la possibilité d’inverser cette affirmation en se demandant dans quelle mesure l’artefact capable de manipuler des symboles est doué de pensée. Notre question est bien celle des pouvoirs réfléchissants de l’artifice. L’informatique est une discipline dont l’objet n’est pas l’homme mais un simulacre de l’homme. De ce fait elle se tient du côté des sciences de la nature par les objets matériels dont elle use et du côté des sciences de l’homme par ce qu’elle peut nous apprendre. Autour de la technique des ordinateurs et de leur utilisation se développe, selon une expression de Herbert A. Simon, une science de l’artifice qui se tient à mi-chemin des sciences naturelles et des sciences humaines. Notre travail devra donc se présenter comme une contribution à une « anthropologie par l’artifice », si l’on veut bien ne pas redouter, encore une fois, ce qui peut sembler une monstruosité métaphysique.


  1. A. Recoque, « Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? », in I.A. et bon sens, collection F. R. Bull, Masson, Paris, 1991, p. 93. C’est l’auteur qui souligne.