Dominique Lecourt – Georges Canguilhem

LECOURT, Dominique. Georges Canguilhem. Coll. Que sais-je? PUF, 2008

Michel Foucault (1926-1984) alerta le public américain sur l’importance de l’œuvre de Georges Canguilhem à l’occasion de la traduction en anglais de son livre majeur, Le Normal et le Pathologique (1943). Déjà très affaibli par la maladie, il tint à remanier légèrement son texte pour qu’il figurât dans le numéro de la Revue de métaphysique et de morale consacré à l’œuvre de celui qu’il a présenté avec constance comme son maître. On en retient le plus souvent que l’auteur de l’ Histoire de la folie voyait en Canguilhem le penseur clé des années 1960 (« ces étranges années 1960 »), ce qu’il illustrait par une manière d’« expérience de pensée » – de style – assez canguilhemien : « Ôtez Canguilhem et vous ne comprendrez pas grand-chose à toute une série de discussions qui ont eu lieu chez les marxistes français ; vous ne saisirez pas non plus ce qu’il y a de spécifique chez des sociologues comme Pierre Bourdieu, Robert Castel, Jean-Claude Passeron, et qui les marqua si fortement dans le champ de la sociologie ; vous manquerez tout un aspect du travail théorique fait chez les psychanalystes et en particulier chez les lacaniens. Plus : dans tout le débat d’idées qui a précédé ou suivi le mouvement de 1968, il est facile de retrouver la place de ceux qui, de près ou de loin, avaient été formés par Canguilhem. »

On remarque moins que Foucault présente cette situation comme un « paradoxe » : « Cet homme, dont l’œuvre est austère, volontairement bien délimitée, et soigneusement vouée à un domaine particulier dans une histoire des sciences qui, de toute façon, ne passe pas pour une discipline à grand spectacle, s’est trouvé d’une certaine manière présent dans les débats où lui-même a bien pris garde de ne jamais figurer. »

C’est pour éclairer et lever ce paradoxe que, dans les pages qui suivent, il trace à grands traits, en son langage et selon ses propres thèses, un tableau généalogique de la philosophie française contemporaine : « D’un côté, une filiation qui est celle de Sartre et de Merleau-Ponty ; et puis une autre, qui est celle de Cavaillès, de Bachelard, de Koyré et de Canguilhem » : soit, d’un côté, « une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet », et, de l’autre, « une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept ».

Le paradoxe s’en trouve-t-il pour autant levé ? Ne tient-il pas à ce que Foucault ait voulu par souci de son public américain faire de Canguilhem une sorte de deus ex machina de la pensée des années 1960 ? Ajouter à cette vue historique d’ensemble la remarque biographique que, par stratégie personnelle, il se maintenait dans une position de « réserve » hérissée par rapport aux débats du temps n’éclaire pas le paradoxe mais le rend encore plus énigmatique.

Michel Foucault s’en rend bien compte, puisqu’il en vient à noter qu’en raison de son objet de prédilection – les sciences du vivant et la médecine – « il a fait bien plus que d’assurer la revalorisation d’un domaine relativement négligé. Il n’a pas simplement élargi le champ de l’histoire des sciences ; il a remanié la discipline elle-même sur un certain nombre de points essentiels ».

De ce remaniement le motif est si profond – « penser le concept dans la vie » – que, « philosophe de l’erreur », Canguilhem excéderait le champ de la tradition « rationaliste » à laquelle il appartient. Et Foucault de conclure en des termes dont il faut mesurer toute la force : « On touche là sans doute à l’un des événements fondamentaux de l’histoire de la philosophie […] Est-ce que toute la théorie du sujet ne doit pas être reformulée, dès lors que la connaissance, plutôt que de s’ouvrir à la vérité du monde, s’enracine dans les “erreurs” de la vie ? »

Le caractère hyperbolique de l’éloge ne convenait guère à Canguilhem. Mais, surtout, il ne pouvait souscrire à l’alternative dressée par Foucault. Certes la connaissance s’enracine, selon lui, dans les erreurs de la vie mais elle s’ouvre aussi à la vérité du monde.

Et c’est pourquoi la pensée de Canguilhem, forgée au début des années 1930 au fil de textes dispersés que nous devons aujourd’hui redécouvrir, ne se laisse réduire ni à celle d’un historien des sciences, ni à celle d’un philosophe de la médecine ou des sciences de la vie, pas plus qu’elle ne saurait être tenue pour un « monument » des années 1960.

Parce qu’il a su maintenir et entretenir une vive tension entre la tradition philosophique de l’« analyse réflexive » – Jules Lagneau (1851-1894), Alain (1868-1951) –, centrée sur le jugement et les valeurs, et la tradition épistémologique bachelardienne, parce qu’il a établi une manière de proximité répulsive avec l’œuvre d’Henri Bergson (1859-1941) comme, en un autre sens, avec celle de Friedrich Nietzsche (1844-1900), parce qu’il a longuement et continûment médité les leçons de l’œuvre de Freud, il a, en des textes ciselés, ouvert une voie qui, aujourd’hui même, quatre décennies après les fameuses « années 1960 », temps de sa première grande notoriété, attend encore d’être explorée.

Aujourd’hui, alors que la médecine et la biologie suscitent autant de craintes que d’espoirs, l’homme qui a intitulé l’un de ses derniers textes « La décadence de l’idée de progrès » mérite qu’on prenne la peine de le lire avec toute l’attention qu’il exige de ses lecteurs. Ils y trouveraient sans doute argument pour résister à l’emprise croissante d’un certain moralisme étouffant qui, sous le nom d’éthique, prend la biologie comme otage et, parfois, les médecins comme prophètes.