L’informatique est née au lendemain de la seconde guerre mondiale à la confluence de diverses traditions scientifiques et techniques :
— les tentatives de mécanisation du calcul arithmétique, depuis les machines de Schikard, Pascal et Leibniz au XVIIe siècle jusqu’aux calculateurs électromécaniques de la fin du XIXe siècle (machine de Bollée en 1895, de Monroe en 1912, fondation en 1896 par Hollerith de la Tabulating Machine Company qui deviendra IBM) ;
— l’invention et le développement de mémoires artificielles (cartes ou cartons perforés) permettant une automatisation de certaines tâches grâce à un dispositif de communication différée entre l’homme et la machine (métiers Jacquard, machine de Babbage) ;
— le développement de théories formelles, mathématiques et logiques grâce aux travaux de Turing, Church, Skolem, etc.
On disposait donc, en 1946, des techniques permettant le calcul mécanique, la mémorisation et l’automatisation des tâches. Lorsque, sur des idées de von Neumann, et à la demande de l’armée américaine (pour des calculs de balistique), se trouve réalisé E.N.I.A.C. (Electronic, Numerical Integrator And Computer), la réalité rejoint le vieux rêve de l’homme artificiel, automate ou Golem. Dès lors les informaticiens posent d’emblée la question de la pensée artificielle dans les termes les plus difficiles : il faut réaliser une machine qui pense, qui joue aux échecs, qui découvre des théorèmes mathématiques et, pourquoi pas, capable d’émotions, [8] de sentiments, de névroses… Ces problèmes ont été posés immédiatement, comme en témoigne l’article célèbre de Turing1, alors même que les moyens techniques étaient loin de permettre des solutions. Depuis, l’histoire de l’informatique est, en partie, celle des tentatives pour résoudre ces problèmes, des réussites et des échecs, des contraintes économiques et techniques qui ont pu peser sur les recherches, mais aussi du débat philosophique qui a entouré toutes les mises en œuvre de ces réalisations. Pas plus que les objectifs que se fixait Turing en 1950 ne sont atteints, le débat n’est éteint. Nous ne pouvons donc pas, aujourd’hui, opposer de manière définitive ce qui est et fonctionne à des positions philosophiques engagées sur le terrain de la pensée artificielle ; nous ne pouvons pas plus, au risque d’être demain démentis, opposer une conviction philosophique aux ambitions de l’informatique. Nous voudrions montrer simplement comment une analyse des différents domaines d’application de l’informatique, au-delà de la polémique, débouche nécessairement sur une interrogation philosophique, même si les raisons et la logique des réponses possibles résident en dehors des techniques à l’œuvre. Mais, surtout, notre travail vise à rejeter le problème d’une pensée de la machine comme étant un faux problème. Il s’agit d’écarter, peu à peu, par une enquête sur les thèmes et les réalisations de l’informatique, la question d’une identité ou d’une différence entre l’ordinateur et l’esprit. Nous verrons souvent l’identité s’imposer pour que, aussitôt, en changeant, ne serait-ce que légèrement, de point de vue, la différence apparaisse. Nous ne négligerons pas ces balancements, ces aspects contradictoires, nous en prendrons le risque. L’enjeu est d’invalider cette question pour passer d’une conception de l’opposition du reflet et du reflété à celle du prolongement de la raison dans ses œuvres.
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Il ne suffit pas, pour donner une idée de l’importance de l’informatique, pour inciter le philosophe à s’y intéresser, de noter et de dire qu’elle gagne tous les domaines de l’activité humaine, celui du travail dans tous ses secteurs, à l’usine, au bureau et même à la campagne, qu’il s’agisse de commander un robot industriel, de gérer une comptabilité ou un stock, d’aider à la décision ou à la planification, d’assurer un diagnostic (ou de conseiller celui qui l’établit) en pathologie végétale, animale ou humaine ; celui des loisirs et des jeux, s’insérant dans d’autres techniques comme celles de l’image et du son ; celui des communications, d’une part en bouleversant les moyens traditionnels de transport et de communication, d’autre part par le biais de la télématique, en ouvrant de nouveaux espaces à la circulation de l’information ; celui de la connaissance, non seulement parce que l’ordinateur y offre des outils d’une incomparable puissance pour accroître notre savoir dans toutes les disciplines mais aussi parce qu’il renouvelle complètement les supports de la connaissance, rendant celle-ci accessible à un nombre toujours plus grand d’individus, et dans des conditions de rapidité et d’efficacité inégalées jusqu’ici. L’informatique réalise d’une certaine manière les prévisions de Kant :
Avec le développement de l’histoire naturelle, de la mathématique, etc., ce seront de nouvelles méthodes qui seront découvertes, propres à condenser le savoir antérieur et à rendre superflus quantité de livres. De la découverte de telles méthodes et de tels principes nouveaux dépend la possibilité que nous [10] soyons à même, grâce à eux, de tout découvrir par nous-mêmes à notre gré, sans accabler la mémoire.2
N’est-ce pas là une préfiguration des banques de connaissances aujourd’hui accessibles à chacun, pour peu qu’il dispose d’un ordinateur relié au réseau téléphonique, capable de transmettre, grâce aux techniques informatiques, non seulement la parole et le son mais aussi le texte écrit et l’image avec la plus grande fidélité. Certes, une telle ampleur du phénomène ne peut qu’alerter le philosophe. Il s’agit de la vie des hommes et des formes qu’elle peut prendre. L’informatisation soulève des problèmes sociaux et éthiques qui relèvent de la compétence philosophique. Il y a là une problématique à peine ébauchée. Mais c’est encore plus fondamentalement que l’informatique provoque la méditation philosophique.
En effet, les conséquences de l’informatisation accélèrent la vie des hommes. Des métiers naissent et disparaissent rapidement. Le travailleur doit se maintenir en perpétuelle reconversion. L’apprentissage n’est plus une étape mais une composante durable de la vie professionnelle. On peut estimer que l’informatique, au côté de l’ensemble des nouvelles technologies, est un facteur d’instabilité. On lui reproche parfois d’accroître la dépersonnalisation de concert avec l’urbanisation et la centralisation étatique. L’information sur les personnes doit être condensée, chiffrée, pour être codée en d’immenses fichiers. Dans les pays industrialisés, chaque citoyen figure, en moyenne, sur sept de ces fichiers : état civil, sécurité sociale, assurances… Il y est réduit à quelques numéros qui permettent de suivre sa vie et de le retrouver à chaque instant ; il devient transparent et anonyme ; il se dématérialise en quelque sorte. La naissance n’est qu’un nombre que l’on ajoute à une liste, la mort un nombre que l’on raye. Les actes de la vie, autrefois considérés comme essentiels et entourés de rites et de traditions, deviennent fondamentalement des manipulations informatiques, qu’il s’agisse d’un mariage, d’une naissance, de l’entrée ou de la sortie de la vie professionnelle. Certains y voient — et probablement à juste titre — un risque pour les libertés individuelles. Une législation protectrice s’impose et peu à peu se met en place. Elle est, certes, de la compétence du législateur, mais l’acte même de légiférer a toujours suscité le regard du philosophe qui a su l’éclairer en en décrivant les règles et les normes.
Peut-on ignorer le phénomène ? L’informatique s’impose plus qu’elle ne se propose. On pourrait aussi ne voir dans le développement de l’informatique, à la manière heideggérienne, qu’un épisode supplémentaire de cet oubli de l’Etre dans lequel l’homme se perdrait. Mais disons-le d’emblée, nous ne sommes pas heideggérien. Pour nous la technique fait partie de la condition humaine et la rejeter c’est rejeter une composante fondamentale [11] de l’homme. Qu’elle demande un éclaircissement ontologique, une critique d’un point de vue éthique, un contrôle politique, nous en sommes d’accord, mais ces tâches n’ont de sens que dans la mesure où on leur accorde une place dans notre condition, même si cette place doit être définie.
Il ne suffit pas, non plus, pour justifier une réflexion philosophique sur l’informatique de mettre en évidence les liens qu’elle entretient avec les autres disciplines, même s’il y a là un travail d’épistémologie important. En effet, il faudra relever les chemins qui se tracent dans l’espace interdisciplinaire par le biais de l’informatique. Si elle va chercher des fondements théoriques auprès de la logique et des mathématiques, elle leur fournit sa puissance de calcul. Si elle emprunte à la physique le fonctionnement de ses composants, elle lui permet la simulation des phénomènes trop lents (à notre échelle) et trop vastes de l’astronomie ou trop microscopiques et trop rapides du monde atomique. Elle échange certains concepts avec la biologie et la neurologie, tel celui d’information. Elle est entrée au laboratoire par différents biais, celui du calcul, celui de la simulation, mais aussi en y important des concepts nouveaux ; elle entre souvent en osmose avec les disciplines classiques de la science comme outil multiple, à la fois technique et théorique. Ses rôles sont nombreux, du modeste calculateur à l’outil de modélisation. Cet aspect de l’informatique sera obligatoirement présent à toute notre réflexion et nous aurons souvent l’occasion d’en utiliser tel ou tel aspect.