Kolakowski (Positivismo) – Regras da doutrina positivista

Voici les règles fondamentales qu’il convient de suivre, d’après la doctrine positiviste, afin de séparer — si l’on peut dire — le bon grain de l’ivraie dans tous les jugements énoncés sur le monde, c’est-à-dire de dégager les questions qui méritent réflexion, de rejeter par ailleurs les questions mal formulées ou mettant en œuvre des concepts mal construits.

En premier : la règle du phénoménalisme. On peut brièvement la formuler ainsi : il n’y a pas de différence réelle entre « l’essence » et le « phénomène ». Dans de nombreuses doctrines métaphysiques traditionnelles, on supposait que les différents phénomènes perçus et percevables sont des modes de manifestation d’une réalité qui ne peut pas se révéler directement à la connaissance ordinaire. Cette supposition légitimait l’emploi de mots tels que « substance », « forme substantielle », « qualité cachée », etc. Le positivisme recommande de rejeter ces distinctions qui induisent en erreur. Nous avons le droit d’enregistrer ce qui se manifeste effectivement à l’expérience; les opinions sur des existences cachées, dont les existences sensibles seraient des manifestations, ne sont pas dignes de foi; quant aux discussions sur des questions qui vont au-delà de l’expérience, elles ressortissent au verbalisme. Il convient ici d’expliquer que la critique des positivistes ne porte pas sur toute distinction entre la « manifestation » et la « cause ». Ainsi, on sait que la coqueluche se « manifeste » par un genre particulier de toux convulsive, mais du moment qu’une telle unité pathologique a été distinguée, il n’est plus fondé de reconnaître la toux comme une « manifestation » et de s’interroger sur le « mécanisme caché » spécifique de cette manifestation; la découverte au début de ce siècle du bacille de la coqueluche, en tant qu’agent causal de la contagion, ne tombait évidemment pas en contradiction avec les présupposés du phénoménalisme. Car ce que les positivistes entendent par l’interdiction en question, ce n’est pas de rejeter les questions relatives aux causes qui ne sont pas données dans l’expérience immédiate, mais de ne pas expliquer un phénomène par la présence d’êtres cachés qu’on ne peut pas fondamentalement découvrir avec les moyens accessibles à l’homme. La « matière » et Γ« esprit » constituent des exemples classiques de ces êtres que les positivistes condamnaient comme des interpolations illégitimes, parce que dépassant l’ensemble de l’expérience possible. Puisque la matière est supposée être quelque chose de différent de la totalité des qualités observables du monde, une chose dont l’existence ne permet pas d’expliquer mieux les phénomènes observés qu’ils ne sont expliquables sans lui, aucune raison rationnelle ne justifie le recours à ce concept. De même, si Γ« âme » est supposée désigner un objet différent de la totalité des qualités descriptibles de la vie psychique des hommes, elle est une construction superflue, car nul ne sait dire en quoi un monde sans « âme » serait différent d’un monde avec une « âme ».

Il va évidemment de soi que l’interdiction phénoménaliste ainsi formulée appelle de nombreuses réserves, car il est difficile de l’arrêter de manière qu’elle tranche une fois pour toutes, dans tous les cas possibles, si la question que nous nous posons appartient aux questions légitimes aux termes desquelles nous nous interrogeons sur le « mécanisme » au-delà de la « manifestation », ou si elle n’est bonne qu’à être jetée à la poubelle, parce que fondamentalement « métaphysique ». Cela est facile dans certains cas extrêmes : par exemple, si quelqu’un soutenait que des objets échappent totalement à la connaissance, il passerait aux yeux d’un positiviste pour un incorrigible métaphysicien, car il énoncerait un jugement sur une réalité qui, précisément, en vertu même de sa définition, ne se prête pas au contrôle empirique. Par ailleurs, nous ne doutons pas du caractère sensé de la question sur l’existence ou les propriétés d’un virus spécifique du cancer, lequel n’est pour l’instant perçu qu’à travers ses « manifestations ». Dans de nombreux cas cependant, la réponse peut ne pas être aussi évidente. Nous n’en parlons pas dans le but d’engager une polémique avec le positivisme, mais uniquement pour attirer l’attention sur le caractère très général des formulations que nous employons pour caractériser le programme positiviste, ainsi que sur la possibilité d’interprétations diverses et contradictoires qui, du reste, dans la pensée positiviste elle-même, furent conférées à cette règle générale. Or, nous voulons momentanément garder un certain degré d’indétermination en ce qui concerne les règles générales, afin qu’elles puissent servir à distinguer un courant assez considérable dans l’histoire de la philosophie, sans qu’il faille associer le nom « positivisme » à quelques seules formes de ce courant.

En deuxième lieu : la règle du nominalisme. Cette règle pourrait au fond passer pour la conséquence de la précédente, mais il vaut mieux la formuler à part, étant donné qu’il est rare dans les controverses philosophiques qu’un jugement important du point de vue philosophique résulte d’une manière absolument inéluctable d’un autre jugement également important du même point de vue, alors qu’un certain degré de flottement dans les mots nous permet de maintenir, avec quelques distinctions, deux jugements qui de prime abord doivent frapper par leur incompatibilité manifeste. La règle du nominalisme n’est ni plus ni moins que l’interdiction de supposer qu’un savoir quelconque, formulé en termes généraux, ait dans la réalité des équivalents autres que les objets concrets singuliers. On sait que le problème de l’interprétation du savoir dans cette optique fut posé dès les origines mêmes de la pensée européenne. Quand Platon considérait la question : de quoi en réalité parlons-nous lorsque, par exemple, nous nommons un triangle? ou quand il est question de justice? — il formulait un problème qui, sous d’autres formes verbales, devait demeurer actuel jusqu’à nos jours. Nous disons — constataient les philosophes — que la somme des angles d’un triangle égale la somme de deux angles droits. Mais, au fond, à quoi se rapporte notre énoncé? Non pas à tel ou tel corps triangulaire, puisque aucun ne constitue un triangle absolument parfait, remplissant toutes les conditions décrites en géométrie; il ne concerne pas non plus, pour la même raison, tous les différents objets triangulaires; pourtant, il est impossible de conclure que le savoir géométrique ne se rapporte à rien. Assurément donc, notre assertion parle tout simplement du triangle. Mais qu’est-ce que ce triangle qui n’existe pas dans la nature? Il ne possède aucune des propriétés physiques attribuées aux corps et, en particulier, à la localisation spatiale; toutes ses propriétés se ramènent à ce qu’il est précisément un triangle, et rien d’autre; nous devons reconnaître qu’il existe d’une certaine manière, bien que cette existence ne soit pas donnée dans l’expérience sensible, qu’elle ne soit accessible qu’à la seule réflexion.

Les nominalistes récusent ce mode de raisonnement. Nous sommes autorisés à reconnaître l’existence d’une chose — disent-ils — quand l’expérience nous y oblige. Or, rien dans notre expérience ne nous contraint à supposer qu’à notre savoir général sur les propriétés du triangle correspond un être différent des corps triangulaires singuliers et existant sui generis. Certes, notre savoir exige que nous employions constamment des instruments conceptuels qui décrivent certains états idéaux, lesquels ne se vérifient jamais dans le monde empirique. Les sciences mathématiques ne sont pas les seules à recourir à ce genre de constructions; la physique elle aussi, en particulier la physique galiléenne, doit inéluctablement se référer à la description de certaines situations idéales dont les caractères sont poussés à l’extrême. C’est par rapport à des situations idéales et à leurs propriétés que les situations réelles, approximations de celles-là, deviennent intelligibles. Cependant, ces situations idéales — le vide mécanique, le système isolé, une quelconque figure géométrique — équivalent à nos propres productions qui servent à une description, plus concise et généralisante, des réalités empiriques. Et ce n’est pas parce que nous impliquons ces situations dans nos calculs pour notre commodité qu’il y a lieu de supposer que celles-ci sont obligatoirement réelles quelque part. Le monde que nous connaissons est un agrégat de faits individuels observables. Notre savoir vise à ordonner ces faits et devient, subséquemment, un savoir véritable, c’est-à-dire une chose qu’on peut pratiquement utiliser et qui permet de prévoir des événements sur la base d’autres événements. Dans ces systèmes agencés, nous incluons tous nos concepts abstraits, tous les schémas des sciences mathématiques et toutes les idéations des sciences naturelles: Grâce à eux, nous pouvons donner à notre expérience une forme cohérente, concise, facile à retenir, expurgée de toutes les fluctuations contingentes et de toutes les déformations que véhicule invariablement chaque fait individuel. S’il n’existe de cercles absolument parfaits ni dans la nature, ni dans les produits techniques des hommes, nous réussissons cependant à produire des corps concentriques considérablement proches de cet idéal, grâce au seul fait que nous opérons dans le calcul abstrait avec le cercle parfait, ou avec le cercle tout court. Le système qui organise nos expériences, doit être tel qu’il ne puisse introduire dans l’expérience d’êtres supplémentaires, inexistants dans l’expérience, ou, puisqu’il lui faut recourir à des instruments abstraits, tel qu’il permette de garder à l’esprit le fait qu’il s’agit précisément d’instruments, de productions humaines qui structurent l’expérience, sans pouvoir prétendre à une existence en soi.

En d’autres mots, du point de vue de la critique nominaliste, tout savoir abstrait est un mode d’enregistrement concis et classificatoire des données expérimentales; il ne possède aucune fonction cognitive autonome au sens où, en tant que savoir précisément abstrait, il nous livrerait accès à des domaines de la réalité soustraits à l’empirie. Tous les êtres universels, toutes les productions abstraites dont l’ancienne métaphysique remplissait le monde, sont des illusions nées de l’existence illégitimement conférée à ce qui ne peut pas exister en dehors du mot. Pour employer le langage des vieilles querelles scolastiques, la « généralité » est la propriété des seuls produits du langage, ou encore — d’après certaines interprétations — des actes de l’intellect qui opère avec ces produits; elle ne recoupe aucune donnée de l’expérience et il n’y a donc rien dans le monde qui soit « général ».

La conception phénoménaliste et nominaliste du savoir entraîne une autre conséquence importante que nous formulerons en troisième lieu. Il s’agit de la règle qui nie toute valeur cognitive aux jugements de valeur et aux énoncés normatifs. En effet, les attributs qualifiant des événements, des choses ou des comportements humains et tels que : noble, ignoble, bon, mauvais, beau, laid, etc., ne nous sont pas donnés dans l’expérience. De même, aucune expérience ne peut nous obliger, quelles que soient les opérations logiques mises en œuvre, à accepter des énoncés prononçant des ordres ou des interdits, disant qu’il faut faire telle chose ou s’abstenir d’accomplir telle autre. Plus exactement : il est évident qu’eu égard à l’objectif visé, on peut fonder les jugements relatifs à l’efficacité des moyens employés pour atteindre cet objectif ; les jugements de ce genre ont un caractère technologique et ils peuvent être qualifiés de vrais et de faux, à condition de leur conférer précisément un sens technologique, c’est-à-dire dans la mesure où ils nous disent quels sont les procédés qui sont ou non efficaces en fonction du résultat désiré. Ainsi, les jugements énonçant par exemple qu’il faut prescrire de la pénicilline à une personne atteinte d’une pneumonie ou qu’il ne faut pas employer le fouet pour obliger les enfants à manger — peuvent évidemment être fondés si leur sens respectif est tel que la pénicilline combat efficacement la pneumonie ou que le fouet provoque chez les enfants des traumatismes caractériels. Si nous admettons d’autre part tacitement qu’il est en général bon de guérir un malade et mauvais d’engendrer chez les enfants des infirmités mentales, les jugements cités sous leurs formes normatives sont alors fondés. Par ailleurs, il s’avère illégitime de fonder par des données de l’expérience des valeurs qu’on affirme pour elles-mêmes, et non pas eu égard à autre chose. Que la vie humaine soit une valeur irremplaçable, voilà un principe qu’il est impossible de fonder; on peut l’accepter ou le refuser, mais tout en étant conscient de l’arbitraire de cette décision. La règle phénoménaliste nous interdit en effet de supposer que les valeurs sont des caractères du monde accessibles à la connaissance méritant ce nom. La règle nominaliste prescrit de renoncer à l’idée qu’il puisse exister, en dehors du monde sensible, une sphère de valeurs existant en soi, avec laquelle nos jugements de valeur seraient mis en corrélation d’une manière énigmatique. Nous avons donc le droit d’énoncer nos jugements de valeur sur le monde de l’homme, mais rien ne nous autorise à supposer qu’ils ressortissent à des raisons scientifiques ou, en général, à des raisons autres que notre choix arbitraire.

Parmi les idées majeures de la philosophie positiviste, nous énumérerons en quatrième lieu la foi en l’unité fondamentale de la méthode de la science. Plus que dans les cas précédents, le sens de ce principe appelle diverses interprétations, néanmoins, l’idée même est toujours présente dans les doctrines positivistes. Sous sa forme la plus générale, il s’agit ici de la certitude que les modes d’acquisition d’un savoir valable sont fondamentalement les mêmes dans tous les domaines de l’expérience, comme sont également identiques les principes étapes de l’élaboration de l’expérience à travers la réflexion théorique. Il n’y a donc pas lieu de supposer que les particularités qualitatives des différentes sciences sont autre chose que la manifestation d’un certain stade historique de la science; on peut par contre s’attendre à ce qu’un nouveau progrès conduise peu à peu au nivellement des différences, voire même, comme beaucoup le pensaient, à la réduction de tous les domaines du savoir à une seule et même science. Cette unique science, au vrai sens du terme, serait alors comme on se l’imaginait souvent la physique qui, de toutes les disciplines empiriques, a élaboré les modes de description les plus précis et dont les explications s’étendent aux propriétés et aux phénomènes les plus universels dans la nature, c’est-à-dire à ceux sans lesquels les autres ne peuvent pas se produire. Certes, l’espoir de la réduction de tout le savoir aux sciences physiques, de la traduction de toutes les assertions scientifiques en des thèses relatives aux dépendances physiques dans la nature, ainsi que de la conversion fondamentale de tous les termes en termes de physique, cette hypothèse donc ne résulte pas de la règle positiviste mentionnée si l’on y adjoint pas des présuppositions supplémentaires; par conséquent, la foi en l’unité de la méthode des sciences peut être également explicitée d’une autre manière. Cependant, son interprétation dans les termes ci-dessus est assez commune dans l’histoire du positivisme.

Autour de ces quatre règles sommairement exposées, la philosophie positiviste a élaboré une vaste problématique s’étendant à tous les domaines de la connaissance humaine. De la manière la plus générale, le positivisme est un ensemble de réglementations régissant le savoir humain et visant à réserver le nom de « science » aux opérations observables dans l’évolution des sciences modernes de la nature. Pendant toute son histoire, le positiviste a dirigé en particulier ses critiques contre les développements métaphysiques de tout genre, donc contre la réflexion qui soit ne peut pas étayer entièrement ses résultats sur des données empiriques, soit formule ses jugements de manière que les données empiriques ne puissent jamais les réfuter. Ainsi, d’après les positivistes, les interprétations du monde aussi bien matérialistes que spiritualistes emploient des mots auxquels ne correspond aucune expérience : à supposer — à l’encontre de ce que pensent les matérialistes — que le monde n’est pas la manifestation de l’existence et du mouvement de la matière, ou encore — à l’encontre de ce que pensent les adeptes des croyances religieuses — qu’il n’est pas contrôlé par une force spirituelle providentielle, nous ignorons après tout par quoi le monde donné alors dans l’expérience serait different de ce qu’il est. Puisque ni le premier ni le second principes ne débouchent sur des conséquences qui nous permettraient de prévoir ou de décrire dans le monde quelque chose en plus de ce qu’il y existe actuellement, il n’y a aucune raison d’accepter l’un ou l’autre. Le positivisme critique donc en permanence aussi bien les interprétations religieuses du monde que la métaphysique matérialiste, et s’efforce de trouver un poste d’observation déblayé de tout présupposé métaphysique. Cette position est délibérément limitée aux règles qui, explicitement ou implicitement, sont adoptées dans l’art de pratiquer les sciences de la nature où les principes métaphysiques ne sont utiles en rien — d’après les positivistes — et où l’on vise à établir les rapports entre les phénomènes, sans approfondir leur « nature » cachée, sans non plus essayer d’établir si le monde « en soi », indépendamment du sujet de la connaissance, possède des propriétés autres que celles qui nous sont données dans l’expérience.