Revenons sur la définition de l’objet technique, volontairement laissée en suspens au début.
Le livre de Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, dont on a remarqué ajuste titre qu’il introduisait avec la notion de « mode d’existence » une catégorie originale et très nouvelle, met au premier plan un objet, l’« objet technique », dont on peut s’étonner qu’il n’ait guère retenu l’attention des commentateurs. Ceux-ci auraient pu prendre garde à l’absence de définition liminaire, d’autant plus étonnante que le terme est nouveau et que la démarcation semble difficile à faire avec des mots voisins et cependant différents : artefact, machine, instrument ou outil, dispositif mécanique etc. « Objet technique » est-il plus large ou plus étroit que « machine »? A coup sûr, la « technicité » est ce qui intéresse l’auteur. Mais pourquoi est-ce par le biais du mode d’existence des « objets techniques » qu’elle est appréhendée ?
Tout objet artificiel est-il par la même occasion un « objet technique » ? On hésitera à qualifier ainsi un grain de blé, le dernier numéro du Figaro mais peut-être pas le dernier produit révolutionnaire d’un laboratoire de recherche agronomique ou un incunable. Et à la réflexion, tout imprimé est un objet technique. Mais le papier lui-même ne l’est-il pas déjà, à part entière ? Objet technique, tout objet qui a une technique derrière lui, un cerisier greffé, un sillon, un nœud coulant, une baleine de parapluie et, bien sûr, une aiguille ou une épingle.
La question de l’origine (pour Simondon la question de la genèse) n’est pas la seule qui profile l’objet en « objet technique » et la technicité de l’objet n’est pas obligatoirement située sur la ligne d’une diachronie, celle de la morphogenèse de l’« individu » technique ou celle de l’histoire de sa fabrication. La synchronie du système technique dans lequel l’objet s’insère a parte ante et a parte post qualifie aussi ce dernier. Les pigments [29] utilisés pour le maquillage ou la peinture rupestre peuvent bien être disponibles dans un gisement naturel, ils sont un objet technique pour l’ethnologue aussi bien que pour l’indigène ou le magdalénien. Ils entrent en effet dans une série doublement ouverte de pratiques rituelles codifiées et finalisées, efficaces parce que codifiées. Un disque compact est un objet technique, de même qu’un vinyl 78 tours, parce que l’un et l’autre ne disent ce qu’ils sont que dans l’appareil capable de les lire. Dans le même ordre d’idées, tout objet ou fragment d’objet, même non identifié, ayant rapport à l’électricité, est un objet technique de plein droit : on est tenté de dire que l’électrotechnique1 confère sa technicité à tous les objets dont elle promeut l’usage.
La difficulté n’est pas seulement de trouver une bonne définition de l’objet technique, mais aussi de répondre à la question : l’examen de l’objet technique est-il une bonne voie d’accès à une intelligence de la technique ? Si le premier ne se définit que par son insertion dans une structure technique, c’est évidemment du côté de la structure qu’il faut d’abord se tourner, et il est vain d’interroger seulement l’objet. La prise en considération de l’objet serait tout juste bonne pour prédéterminer de façon plus ou moins subreptice la technique dans un sens dévalorisant, et servir les partis pris antitechnicistes. Chez Simondon lui-même, qu’on ne peut à coup sûr soupçonner d’aucun penchant antitechniciste, le privilège de fait accordé à l’objet technique a des effets théoriques certains : il autorise le jeu des concepts d’individu, d’individuation, de genèse, de lignée et d’évolution et donc prédétermine d’une certaine manière les conclusions sur l’essence de la technicité. N’hésitons pas à donner à la question son ampleur : l’objet n’est qu’un indice, un résultat, un témoin muet ou un élément abstrait et mort. Seule la technique qui le produit et/ou l’utilise est vivante et concrète. L’objet n’objective pas la technique, ou la technique n’est pas objectivable. La volonté de technique à laquelle nous a menés l’analyse du « problème technique », a, dirions-nous maintenant, affaire à la matière, elle s’y heurte, la travaille et l’objective, mais elle la dépasse. Nous le verrons encore en montrant dans la « valeur technique » l’obstacle surmonté. [30]
En essayant de poursuivre le plus longtemps possible un discours sur l’objet technique valable aussi pour l’objet d’art, on risque d’oublier la question cependant attendue : qu’est-ce qui distingue l’objet technique et l’objet d’art ? Dans la perspective qu’on adopte ici — tirer des questions précises qui servent de sous-titres un bénéfice pour l’intelligence de la technique — on se contentera de mettre en garde contre des préjugés socioculturels ou historiques, suggérant deux univers que la conscience commune oppose, quitte à y reconnaître deux marchés. Si l’art se réduisait à celui du musée, et les objets techniques à ceux qui sont en usage effectif, la coupure serait nette. Mais chacun sait qu’il y a des musées de technologie, que l’art est dans la rue, sur la route, dans la vie quotidienne, à l’usine, que l’expérience utilitaire de l’objet n’en exclut pas l’expérience esthétique, que l’objet le plus trivial peut se voir promu au rang d’œuvre (le ready made), que le pont, le palais ou la maison, l’usine ou la manufacture, peuvent être une œuvre d’art, comme l’arc, le masque, l’enseigne ou la commode. Ainsi les frontières sont difficiles à tracer, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de frontières ! La question : Tel objet est-il une œuvre d’art ? s’efface devant la question : Quel type d’intentionnalité saisit l’objet ? Nous y reviendrons au chapitre 6. Le paysage est-il un objet technique, ou une œuvre d’art ? La question touche à la place de la technique dans la culture2, mais elle ne fait sens qu’à condition de préciser à quel type de regard on se réfère : celui de l’exploitant, celui du géologue, celui du peintre ? Thomas Munro rappelle dans son livre Les arts et leurs relations mutuelles les circonstances de « l’affaire Brancusi » : l’« Oiseau en vol » de Brancusi méritait-il d’entrer aux Etats-Unis en franchise, au titre de « sculpture » et d’« œuvre d’art » ou bien son acquéreur devait-il acquitter les droits de douanes sans exonération ? C’est finalement au nom d’un critère « sociologique » qu’il fut classé comme « production originale d’un sculpteur professionnel ». Y a-t-il cercle ? Il ne s’agissait de savoir qu’une chose : de quel œil devaient le regarder les douaniers ! Transition très naturelle vers le thème de la troisième question annoncée. [31]
Referências: