Les créatures artificielles peuplent une zone particulière de notre imaginaire, nourrie de vieilles légendes, d’espoirs et de peurs ancestrales. Elles sont aussi largement présentes dans notre environnement quotidien. Le voudrait-on, qu’il serait difficile d’éviter tout contact avec le projet d’une « intelligence artificielle » simulant l’intelligence humaine. Les « autoroutes de données » de demain ne nous promettent-elles pas aussi des « créatures virtuelles » qui matérialiseraient nos fantasmes d’une rencontre sans risque avec des succédanés d’humains appelés à jouer tous les rôles ?

Malgré l’allure de modernité dont se parent ces promesses, bien connues des amateurs de science-fiction, les créatures artificielles constituent une réalité ancienne, qui a été portée successivement aussi bien par la mythologie, la religion ou la magie, que par la littérature et le cinéma, ou encore l’univers des sciences et des techniques. Y a-t-il un lien, autre qu’apparent, entre toutes ces créatures, la statue animée dont Pygmalion tombe amoureux, le golem, figure de glaise qui traverse le Moyen Age et la Renaissance, le monstre du Dr Frankenstein, les robots et autres ordinateurs intelligents du XXe siècle ? Le premier objectif de ce livre est de montrer qu’un tel lien existe et que sa signification joue peut-être un rôle essentiel dans l’histoire des cultures humaines.

John Cohen publia, en 1968, un livre étrange sur ce sujet, intitulé Les Robots humains dans le mythe et dans la science. Son essai, consacré « à traquer l’automate », se présentait comme une contribution « à l’histoire des idées ». Pour la première fois peut-être un auteur traitait sur le même plan des récits relevant de mythes anciens, de croyances religieuses, de réalisations techniques, jusqu’à l’ordinateur, qui commence à faire parler de lui à la fin des années soixante.

Les robots de la littérature commençaient, alors, à prendre forme et l’on parlait de plus en plus de la possibilité de créer en laboratoire une intelligence artificielle. Herbert Simon, prix Nobel d’économie qui s’était récemment converti à ces nouvelles croyances, n’hésitait pas à parler de l’homme et des machines comme de deux sous-ensembles d’une même espèce, les dispositifs à traiter de l’information.

C’est dans ce contexte que John Cohen n’hésita pas à établir un lien entre tous les récits qui, depuis la nuit des temps, évoquaient la tentative de certains hommes de créer artificiellement un être « à l’image de l’homme ». Le sujet lui apparaissait toutefois si vaste, si complexe, qu’il méritait, selon lui, une « encyclopédie ».

Le livre qui suit s’inscrit dans cette perspective. Mais l’objectif n’était pas seulement de confirmer, en l’approfondissant, l’existence de ce lien par-delà les sciences et les cultures. Il fallait aussi sortir de l’encyclopédie et aller plus loin dans l’explication. Une hypothèse simple s’est alors imposée : à travers les créatures, façonnées justement à l’image de l’homme, on peut discerner les multiples représentations de l’humain qui ponctuent, en les structurant, les cultures, essentiellement occidentales. Cette hypothèse n’a pu être formulée qu’au prix du renoncement à une tentation, celle de porter sur les créatures artificielles un regard qui insisterait sur leur caractère étrange, exotique. Il était tentant en effet de considérer les statues animées, les golems et les automates comme autant de fictions aux frontières de l’imagination humaine. Beaucoup d’auteurs ont travaillé dans ce sens et ont ainsi pu explorer plusieurs dimensions essentielles de l’imaginaire1.

Mais, pour ce qui nous concerne, nous avons voulu voir aussi, dans le thème de la créature artificielle, ce miroir essentiel dans lequel l’homme est confronté à sa propre image. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’une des premières créatures artificielles, la statue antique de Galatée devenant femme, attire l’attention sur cette qualité jugée essentielle en son temps, la beauté. De la même façon, les ordinateurs modernes tentent de simuler l’intelligence et la décision. Autres temps, autres mœurs, certes, mais souci identique de capturer l’humain en l’imitant, de le représenter dans un dispositif artificiel, façonné, selon l’époque, par le mythe, la technique, l’art, le roman, la science…

John Cohen avançait l’hypothèse que les robots humains correspondaient au désir de l’homme de se poser comme un créateur égal à un Dieu. Cette notation était certes incontournable : créer un être à son image suppose résolu et surtout reproductible le secret de la vie, de la beauté, de l’intelligence. Mais un tel projet recèle moins d’orgueil qu’il n’y paraît. Parce que la créature met en scène une réplique de l’homme, les questions qu’on peut lui poser concernent plutôt l’homme lui-même qu’une quelconque divinité, d’ailleurs rapidement absente du tableau de la création artificielle. Dans le même temps, on voit bien comment le thème de la créature se passe fort mal de l’idée selon laquelle elle doit toujours sa vie et son autonomie à un processus qui lui est extérieur : la créature artificielle, et l’humain dont elle est l’image relèvent d’une création qui fait toujours appel à un «niveau supérieur». L’intelligence artificielle n’échappera pas à ce paradigme, prouvant qu’elle se situe plus dans une continuité que dans une rupture. On ne se débarrasse pas si facilement de la transcendance, et nous verrons ici qu’elle resurgit au cœur même des sciences modernes, réputées pourtant indemnes de toute croyance dans ce domaine. Les sciences confirment ainsi à leur façon la très ancienne proposition qui veut que l’humain soit un « créé ».


  1. Outre l’ouvrage de John Cohen, Les Robots humains dans le mythe et dans la science, Paris, Vrin, 1968, on citera ici Jean-Claude Beaune, L’Automate et ses mobiles, Paris, Flammarion, 1980; Robert Escarpit, Théorie générale de V information et de la communication, Paris, Hachette Université, 1976 ; Juliette Grange, « L’ange automate », Culture technique, mars 1982 ; Abraham Moles, « Le judaïsme et les choses, le golem une attitude juive par rapport aux choses » in Tentation et action de la conscience juive, Paris, PUF, 1971 ; Jasia Reichardt, Les Robots arrivent, Paris, Le Chêne, 1978; Uri Zelbstein, L’Univers des machines, de T électronique des automates et des robots, Paris, Albert Blanchard, 1986. 

Philippe Breton