L’attention aux techniques, et donc au technique, n’a jamais été aussi envahissante que dans nos sociétés post-industrielles. Sous la double forme, propice à toutes les ambiguïtés, de la confiance aveugle à l’efficacité des ressources techniciennes, et du sentiment de dépossession en présence de la « technocratie » ambiante.
Il est d’autant plus curieux de noter, en cette circonstance, le retrait du vocable « la technique » ou « les techniques », dans la langue courante d’aujourd’hui, au bénéfice de celui de « technologie ». Nos contemporains ne sont pas éloignés de penser que les techniques accèdent au stade de la technologie lorsqu’un discours savant, et même un discours scientifique leur sert de support, de justification et de caution. Les technologies sont des conduites, des opérations et des fabrications intégrées à un complexe ou à un corps à la fois théorique et pratique, celui de la « techno-science ». Les techniques restent pour leur part des transformations opératoires de la nature ou de l’environnement humain, voire du corps humain (ou de l’environnement symbolique…), qui se disent ou s’écrivent dans une langue naturelle, parfois propre à elles (les argots de métiers), comme les métiers et les arts trouvent leur écriture et leur graphie dans Y Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, après la diffusion et la transmission plus confidentielle et sélective des ateliers et des champs. Quant à « la » technique, si on ne la spécifie pas davantage, elle désigne les savoir-faire développés par l’entraînement et l’apprentissage, par la pratique (et pas seulement par l’exemple ou par l’enseignement verbal et scolaire), et opposés à l’art (« cette patineuse a une excellente technique, mais il lui manquera toujours la grâce qui fait les artistes ») comme le métier l’est au génie’.1
Il n’est pas suffisant de voir là l’effet d’une mode, dont on peut rire ou s’indigner vertueusement, au nom de la défense de notre langue. Dans la chronique « Langage » du Monde (23 mars 1980), J. Cellard constatait que technologie est devenu une espèce de superlatif, savant ou pédant, de technique, « au point que l’on est tout étonné de rencontrer encore technique dans la presse écrite ou parlée », « cet abus prétentieux et révélateur » étant « aujourd’hui systématique ». Cellard, et bien d’autres2, ont bien raison de dénoncer, dans quatre-vingt-quinze pour cent de ces emplois, « un faux sens emphatique et lourd », une transposition indue du terme anglo-américain technology, oublieuse du sens que le mot avait antérieurement dans notre langue. Mais la question est, à mon sens, plus grave.
On a recours à technologie parce que le terme paraît chargé d’une dignité que technique n’a pas. Différence de valeur : seuls auront droit à l’appellation les procédés les plus révolutionnaires, les méthodes les plus sophistiquées, mobilisant les ressources scientifiques les plus diverses et les développements les plus récents de la recherche de pointe. L’usage trahit un besoin diffus de valoriser, par l’adjonction naïve du suffixe techno-logie, une technique reconnue de plus en plus comme non seulement affaire de spécialistes (cela, beaucoup de techniques l’ont été, dans le passé, sans être pour autant l’objet d’un jugement laudatif), mais comme relevant d’une entreprise intellectuelle heuristique (pour éviter le mot « théorique », trop associé à « désintéressé »). La fortune du mot apporte un témoignage intéressant sur l’état présent des mentalités à propos des techniques et des sciences. On serait tenté de dire : ce qu’il y a de plus dans technologie, c’est le suffixe, dérivé de logos, c’est la référence à la dimension logique, discursive, rationnelle, scientifique, d’une pratique consciente d’elle-même, de ses finalités et de ses besoins, informée et instruite, soucieuse de sa place dans un réseau de savoirs et de pouvoirs, disciplinée. Les techniques ainsi qualifiées sont celles où est à l’œuvre le logos, ou qui sont l’œuvre d’un logos.
A supposer que l’abus du terme soit ainsi motivé, pour désigner les secteurs de pointe, les zones de haute technicité, il reste à remarquer que par une extension également significative, la technologie ainsi conçue en vient non seulement à désigner la technique en général, mais passe pour constituer le noyau dur de toute technique, le modèle essentiel et la forme complète, achevée et enfin pleinement intelligible du phénomène technique. Il faut être attentif à ne pas céder à ce préjugé, générateur d’anachronismes, et conduisant à une vision déformée de l’histoire, aussi bien qu’à une interprétation partiale du phénomène.
Ces jugements et ces préjugés sont historiquement datés. Ils sont tributaires de la situation présente, dont ils révèlent en particulier un trait essentiel. C’est sous l’aspect du changement et de la mutation que les techniques nous sont le plus directement saisissables. Nous nous en avisons particulièrement dans les innovations ; nous sommes avant tout sensibles aux changements. Si bien que nous en venons à concevoir la technique comme une fonction de révolution permanente, de rectification et de révision continuelle de ses propres méthodes, objet d’une mise à l’épreuve de tous les instants. Projets et bilans, programmes et audits inscrivent l’entreprise technicienne dans une perspective de confrontation et de comparaison, de chiffrage et d’évaluation, appelant à la fois le discours (logos) qui anticipe et l’écriture qui résume et conserve. Notre époque est celle de la technique pensée non seulement comme technologie, mais comme technographie.
Mais la fortune du mot technologie est encore révélatrice d’autre chose. Comme le remarque François Sigaut dans le texte cité note 1, page 3
Si les deux termes peuvent être pris l’un pour l’autre, c’est qu’aucun des deux n’a de sens bien précis pour nos contemporains. Car, contrairement à une opinion trop courante, notre vie quotidienne à tous est de moins en moins marquée, de moins en moins façonnée, structurée par la technique. La technique suppose le contact direct de l’homme avec la nature, avec la matière. Or les machines nous dispensent ou nous privent de plus en plus de ce contact, sans que l’enseignement général (dont les techniques sont exclues) apporte aucune compensation. Ce qui fait illusion, c’est que le capital de savoir technique accumulé dans notre société est aujourd’hui infiniment plus grand qu’il ne le fut jamais. Mais la part de chacun de nous dans ce capital n’a jamais été aussi négligeable (p. 9-10).
Première difficulté : pouvons-nous dire que « notre vie quotidienne est de moins en moins marquée, de moins en moins façonnée, par la technique » ? Nous sommes habitués à dire et à entendre le contraire. G. Friedmann disait que nous évoluons désormais dans un « milieu technique »3, entendant par là un « conditionnement » de l’individu par l’action « puissante et multiforme d’un ensemble de plus en plus dense de techniques, dont les stimulations s’exercent jour et nuit »… (p. 204). Il montrait aussi qu’une manière de percevoir « plus interprétante, plus débordante par rapport au signe et par conséquent plus intellectualisée » était induite par les transformations du nouveau milieu, et tout particulièrement par l’omniprésence des machines. Nous sommes prêts à énumérer les objets techniques dont nous ne pouvons plus nous passer dans notre vie quotidienne, depuis le four M.O. du petit déjeuner jusqu’au radio-réveil que nous programmons avant de nous endormir. Mais l’omniprésence des objets techniques, des réseaux denses de liaisons techniques, ne signifie pas que nous ayons des opérations techniques délicates, ajustées et difficiles à accomplir pour en user. Exemple trivial : le téléphone me permet de communiquer (avec retour immédiat de la communication, si mon interlocuteur est présent à l’autre bout du fil) sans préparatifs et autres accessoires ; il ne demande de ma part que la connaissance d’un numéro de huit chiffres, alors que l’échange de lettres implique de ma part et de la sienne des gestes techniques plus élaborés. L’objet technique, au moins dans la vie quotidienne, se caractérise par la conjonction de deux traits : caractère très élaboré de sa construction et de son fonctionnement, et commodité de son usage, réduisant à zéro la compétence exigée de l’utilisateur. Le microordinateur, devenu par la grâce de ses logiciels, « convivial » en est l’exemple frappant. Nous vivons dans un monde où le « capital » de savoir technique accumulé est colossal, et en même temps, nous sommes bien plus que nos ancêtres dispensés de tout savoir-faire technique. Dire que nous en sommes dispensés est insuffisant : en être dispensés, en effet, c’est en être exclus. Cette dispense, cette exclusion, cette forclusion sont selon moi responsables du retrait de la technique, observé plus haut.
Notre contemporain n’a plus besoin de faire appel à ses propres ressources techniques. Tout se passe comme si le plus économique et le plus efficace était de laisser la « technologie » aux techniciens ou technologues. La technologie, c’est l’affaire de l’autre. Si j’en fais moi-même, ce sera un métier, une profession, un aspect bien délimité de ma vie, consacré à un aspect étroitement spécialisé de quelque technologie particulière, au nom de la division du travail.
Le « capital technique accumulé » c’est aussi la prépondérance de la machine par rapport au geste technique. La machine-outil incorpore dans une matière extérieure et étrangère les savoir-faire originellement manuels (pour la calculatrice, les savoir-faire intellectuels). Aujourd’hui, ce mouvement depuis longtemps engagé est parvenu à un saut qualitatif : c’est l’autonomisation d’un monde technologique, et de ses réseaux, dont la connexion fait un conglomérat autosuffisant, ayant ses lois de fonctionnement et ses exigences propres.
L’homo faber contemporain est technologiquement dispensé d’être lui-même en tant qu’individu, technicien. Sigaut a tout à fait raison d’évoquer le mythe de Robinson, comme mythe (truqué) de la révolution industrielle. « Defoe a triché, en faisant trouver par Robinson dans l’épave de son navire tous les outils qu’il n’aurait pas su fabriquer lui-même ». La reconstitution, par un seul, de l’ensemble technique était déjà, en 1719, un idéal impossible, impossibilité dont la faille dans la logique du récit est l’aveu. Cette impossibilité est un fait attesté. On pourra la nommer « aliénation », « Entaüsserung », « Entfremdung ». Technologie, dans cette optique, c’est le nom de la technique dont nous nous sentons dépossédés. Elle se fait, hors de nous, sans nous. Même si nous sommes convaincus que c’est bien ainsi, force est de constater que la technologie n’est pas alors une technique habitée par le logos, mais bien une technique qui a perdu son logos. Celui-ci en effet n’est plus tout à fait, et même plus du tout un logos, s’il est devenu incommunicable et étranger aux sujets techniques. La technicisation du milieu, de la vie tout entière a pour effet un divorce entre les sujets techniques et le rationnel dans la technique (la technologie). Mais est-ce vraiment comme un divorce entre la technique et sa rationalité qu’il faut le lire4 ? En outre, quelle est la part du jugement préfabriqué, et celle de l’attitude mentale authentique, dans ce que l’on vient d’exposer ?
Les distinctions de Kant dans la Critique de la Faculté de Juger (§ 43, 46 et 49) sont décalées. Pour Kant, « l’art en tant qu’habileté humaine est distinct de la science (le savoir-faire distinct du savoir) … comme la technique de la théorie » et quand il suffit d’avoir le savoir pour avoir le savoir-faire, « ce n’est pas de l’art ». Mais il a vu que « les beaux-arts sont les arts du génie » : par beaux-arts, il entend ce que nous appelons les arts en français d’aujourd’hui. ↩
Voir J. Guillerme, article « Technologie » dans l’Encyclopœdia Universalis, et F. Sigaut, Préface à Haudricourt, La technologie, science humaine. ↩
G. Friedmann, Sept études sur l’homme et la technique. ↩
A la suite de Max Weber, on a même pu le concevoir comme divorce à l’intérieur même de la rationalité, émancipation d’une Zweckrationalität ou rationalité instrumentale, rationalité en vue d’une fin, par rapport à la rationalité pratique qui détermine les fins. ↩