Séris (Technique) – Discurso sobre a técnica

L’emploi trivial du mot technologie est aux yeux du puriste répréhensible parce qu’il oublie le suffixe : il fait comme si technologie (à la manière de l’anglo-américain technology) pouvait signifier la technique elle-même, l’opération et la pratique effective, alors que le suffixe indique clairement qu’il s’agit d’un discours sur la technique, antérieur ou postérieur, c’est selon, mais jamais contemporain et indissociable. L’embryologie n’est pas confondue avec le développement effectif du foetus, la criminologie n’est pas assimilée à l’accomplissement du crime.

Pour prendre les choses d’un peu loin, quel genre de discours sur les techniques, ou sur la technique, peut-il avoir une légitimité, un intérêt, une fonction ? De qui les techniques peuvent-elles alimenter le discours ?

A. 1. Discours fonctionnel, discours-savoir, celui de l’enseignement, de la didactique, de la transmission. La librairie technique, du manuel au mode d’emploi. Le livre de cuisine, avec ses recettes et ses conseils pratiques, le guide pratique de l’utilisateur, qui accompagne les appareils.

A. 2. Discours légitimant : principalement un discours de type scientifique, déduisant d’une base scientifique des applications pratiques, ou fondant sur un savoir éprouvé scientifiquement des procédures dont l’efficience est par là établie ou confirmée. Un manuel de résistance des matériaux ou de mécanique des fluides, à l’usage de l’ingénieur des ponts et chaussées, ou du dessinateur de carènes.

B. Pourrait-on penser qu’il n’est pas nécessaire d’aller plus loin ? Adoptant le point de vue « pragmatique » des techniques et des techniciens eux-mêmes, les cyniques diront qu’il n’est pas besoin d’autre chose. Ils auront du mal néanmoins à passer sous silence des enquêtes auxquelles les techniciens ne peuvent rester totalement insensibles, au nom même de la prise au sérieux du phénomène technique.

B. 1. Sans m’y étendre maintenant, je signale l’intérêt de l’enquête historique (et historienne) sur les techniques, les arts, les métiers, et la base matérielle de la vie des sociétés : l’histoire peut de moins en moins s’en passer. Non plus que la préhistoire, l’anthropologie, l’ethnologie. Cet intérêt est d’autant plus sensible, que les techniques sont la part la plus ignorée et la plus méconnue de bon nombre de cultures, qu’elles sont restées souvent de l’ordre du non-dit.

B. 2. Une technologie non plus empirique et descriptive, mais rationnelle et critique, à la façon de celle qui a créé le vocable, en Allemagne, en France et en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle (sciences « camérales », écoles d’ingénieurs, revues techniques, rationalisation de la grande industrie) ou dans le sillage de ces disciplines. La question sera de savoir si elle se confine à la tâche traditionnelle d’articulation des sciences et des techniques, connue sous le nom de « sciences appliquées », ou si elle prend la dimension, entrevue et revendiquée par quelques-uns, d’une science générale de l’action opératoire ou d’une science de l’artificiel, comme dit H. Simon (The Sciences of the Artificial).

Il n’est pas inutile, peut-être, d’examiner ce « problème de la technologie », dont les termes peuvent se résumer de la façon suivante :

1. Nous avons besoin de connaître les techniques, pour un ensemble de raisons que nous pouvons qualifier de culturelles, et indépendamment de toutes considérations d’ordre utilitaire.

2. Cette connaissance ne peut pas être une accumulation de recettes. Elle doit être organisée suivant une logique, une cohérence, qui sont le propre de toute connaissance scientifique.

3. Or les disciplines techniques traditionnelles, quelle que soit l’appellation qu’on leur donne (technologies, sciences appliquées, sciences de l’ingénieur…), ne satisfont qu’incomplètement cette exigence.

4. Il est donc nécessaire d’élaborer une technologie qui soit une véritable science des techniques. Une science, c’est-à-dire une discipline désintéressée, n’ayant pas d’autre but que la connaissance cohérente de son objet. Et une science humaine, puisque les techniques sont évidemment des activités humaines. (François Sigaut, Préface de Haudricourt, La technologie science humaine, p. 11).

C. Porteurs d’intérêt, de légitimité et de fonctionnalité (mais non-instrumentale), d’autres discours : les discours critiques, mettant les techniques en question.

C. 1. Si la technique donne matière à discussion, si elle préoccupe et inquiète la conscience de notre époque, c’est évidemment en dehors des limites du champ étroit des intérêts purement utilitaires et pragmatique, au nom d’une critique de ces intérêts. Précisément, l’interrogation la plus insistante en cette fin de XXe siècle est l’interrogation éthique, qui centre sa querelle ou son procès sur la notion de responsabilité1.

C. 2. Avant le passage au premier plan des questions éthiques, une entreprise têtue de critique de la technique au nom d’exigences fondamentales s’est employée et déployée au cours du siècle. Il n’est pas question de les aborder ici. On se contentera de mentionner les noms de Heidegger, d’H. Arendt, de Marcuse, de Habermas.

Notre propre discours sur la technique ne peut s’en tenir à aucune de ces positions : il essaiera de les situer, et la tâche de se situer par rapport à elles ne peut pas être un préliminaire.

SÉRIS, J.-P. La technique. Paris: Presses universitaires de France, 1994.

  1. Hans Jonas, Le principe responsabilité. Voir ci-dessous chapitre 9.