Séris (Technique) – O fenômeno técnico

Il faut maintenant tenter de décrire objectivement ce qui se passe dans cette sphère technique, dans ce monde de la technique, dans ce monde des techniques. Dans le chapitre précédent, la méthode était tâtonnante : à partir d’une réflexion sur la « valeur technique » ou le « problème technique », on dégageait leur originalité, en même temps qu’on repérait certaines caractéristiques de la technique. Dans le présent chapitre, on s’établit dès le départ dans la technique, telle qu’on la voit fonctionner dans notre société, et on cherche à comprendre ce fonctionnement. Pour ne rien préjuger, dans cette tentative de compréhension, on commence par décrire le phénomène technique, c’est-à-dire la technique telle qu’elle se donne à voir. Les caractères qui seront alors dégagés ne recouperont pas obligatoirement ceux qui ont surgi précédemment, en ordre dispersé. Il n’est pas impossible non plus qu’ils les confirment, et qu’ils établissent entre eux des liaisons plus étroites et des rapports plus intimes.

Au risque de décevoir, la « philosophie de la technique » n’apparaîtra que plus tard. Elle doit, selon nous, tenir le plus grand compte de ce que pourra lui apprendre la description. Or les philosophies des techniques, les prises de position philosophiques sur la technique sont bien souvent d’autant plus péremptoires qu’elles se dispensent de ce type d’enquête préalable, ou qu’elles tiennent pour acquises des analyses qu’on aimerait voir menées avec plus de précautions.

Le phénomène technique n’est pas seulement à décrire dans une phénoménologie de son apparaître. Il doit faire ici l’objet d’une description objective, qui ne coïncidera pas toujours avec le point de vue le plus immédiat des utilisateurs, ou même des agents engagés dans l’opération. C’est en s’émancipant de cette vue trop bornée et trop intéressée qu’il devient possible de penser la technique, sans reproduire les tranquilles certitudes du spécialiste, souvent dominé par une conception exclusivement instrumentaliste de sa technique, et sans donner trop de crédit aux assurances aussi bien qu’aux craintes, également immotivées, de l’usager réel ou potentiel. On essaiera d’atteindre un niveau de description suffisamment général pour obtenir des traits pertinents de la technique en tant que telle, et non seulement d’une technique historiquement déterminée et spécifiée par des circonstances trop particulières. La difficulté est réelle et on la rencontre chaque fois qu’on se pose la question : qu’est-ce qui distingue la technique de notre temps, par rapport à des formes plus traditionnelles dont nous inclinons à penser qu’elles ne comportaient pas les mêmes dangers ? Toute prospective (et comment parler de la technique sans se livrer à la prospective ?) suppose un minimum de garanties quant à la régularité du phénomène considéré. Autant dire que notre description voudrait maintenir une certaine distance par rapport au phénomène à étudier. Contre un usage de plus en plus courant, et dont on comprend bien les raisons, qui consiste à faire du problème de la technique le signe le plus aigu de notre modernité, et à installer toute réflexion sur la technique dans le constat de la rupture ou du franchissement récent d’un seuil, dont l’histoire de ce siècle ne suggère que trop d’exemples, on voudrait tenter, sans tomber dans des discussions purement académiques, une étude affranchie du pathos bien-pensant que le philosophe se croit souvent tenu de faire sien pour ne pas être accusé de parler de la technique en technicien ou en technocrate.

L’expression « phénomène technique » est donc employée ici dans un sens tout différent de celui que lui a donné J. Ellul, dans son livre de 1954 La technique ou l’enjeu du siècle et qu’il a repris dans ses ouvrages ultérieurs. A l’« opération technique » (« tout travail fait avec une certaine méthode pour atteindre un certain résultat »), Ellul opposait en effet le « phénomène technique », la raison dans son aspect technique, qu’il résumait comme « la recherche du meilleur moyen dans tous les domaines ». Il entendait donc par là le débordement de l’impératif technique (« the best one way ») hors de ce qui avait longtemps été son domaine, l’invasion d’une technique économique, d’une technique de l’organisation, et des mille et une formes de « technique de l’homme » (génétique, médecine, propagande, publicité…) : à une telle définition est subordonné l’ensemble cohérent des caractères totalement nouveaux de la technique de notre temps, centrés autour de l’idée d’automatisme des choix, d’auto-accroissement, bref d’autonomie et d’illimitation absolue.

Pour nous, examiner la technique en son phénomène, c’est en reconnaître les caractères essentiels et objectifs, sans arrière-pensée eschatologique et en ignorant encore quel jugement on devra, en définitive, porter sur notre temps. Nous serons amenés à en faire apparaître trois.

SÉRIS, J.-P. La technique. Paris: Presses universitaires de France, 1994.