Stiegler (TT1:24-28) – técnica moderna e racionalização

Si la technique moderne reste cependant un mode de dévoilement, elle est alors ce qui est le plus proprement à penser : c’est à travers elle que se joue le destin, elle est l’histoire de l’être lui-même, le Gestell

est pour ainsi dire une station intermédiaire, il offre un double aspect : c’est si l’on peut dire une tête de Janus.

C’est pourquoi Jacques Taminiaux peut écrire que

c’est l’Être même qui sous son atour technique, c’est-à-dire sous une technicisation généralisée devenue le visage même de notre monde, et dont Nietzsche comme Marx, chacun à sa manière, ont exprimé justement l’essence métaphysique, […] c’est l’Être même qui s’offre à nous en se soustrayant. Mais dire cela, et méditer ce qui, ici, se donne à dire, voilà ce dont la métaphysique n’est pas capable.

Il y aura eu une filiation marxiste de cette pensée : c’est une discussion des thèses sur la technique présentées dans L’Homme unidimensionnel, de Marcuse, élève de Heidegger, qui détermine la position de Habermas sur la technique moderne, par ailleurs dépendante de thématiques introduites dans l’École de Francfort par Adorno et Horkheimer, prolongeant un dialogue déjà engagé à l’époque de Benjamin.

Dans La Technique et la Science comme « idéologie », Habermas met en place le concept d’activité communicationnelle, opposée à l’activité technique, qui dominera par la suite tous ses travaux. L’argument de Marcuse pose qu’avec la technique moderne, il y a une inversion du sens de la puissance technique : libératrice pour l’homme dans son rapport à la nature, elle y devient un moyen de domination politique. Cette thèse est étayée sur une réappropriation critique – influencée par Marx – du concept de rationalisation forgé par Max Weber. La rationalisation est un phénomène d’extension irrésistible des domaines de la société soumis aux critères de la décision rationnelle, et d’industrialisation corrélative du travail. Elle caractérise le capitalisme. Marcuse ajoute à cette idée que la rationalisation est en fait un système caché de domination.

Habermas transforme et rebaptise le concept : la rationalisation devient l’extension de l’« activité rationnelle par rapport à une fin » liée à l’institutionnalisation du progrès scientifique et technique. Habermas reprend à son compte la première thèse de Marcuse : dans ce que Weber appelle rationalisation, ce n’est pas la rationalité qui l’emporte, mais, au nom de cette rationalité, une nouvelle forme de domination politique qui, du même coup – et c’est le plus important –, n’est plus reconnue comme domination politique, puisqu’elle se trouve légitimée par le progrès de la rationalité technoscientifique. C’est une inversion du sens de l’Aufklärung où les forces productives apparaissaient comme forces de démystification.

La seconde thèse de Marcuse est qu’il faut développer une nouvelle science qui serait en dialogue avec la nature (c’est l’« inspiration heideggerienne », qui est aussi et surtout une méprise), innocentée de la technique en tant que force de domination. Se référant à Gelhen, Habermas considère que ce projet est une utopie : l’histoire des techniques est celle de l’objectivation progressive mais inéluctable de l’activité rationnelle par rapport à une fin dans les systèmes techniques. Il propose une autre alternative pour laquelle est introduit un nouveau concept : l’interaction médiatisée par des symboles, qui caractérise l’activité communicationnelle, par opposition au travail qu’est l’activité rationnelle par rapport à une fin. L’activité communicationnelle renvoie à des normes sociales qui ne peuvent être mises sur le même plan que les règles techniques : ces dernières sont sanctionnées empiriquement, là où les normes sociales se fondent sur la seule intersubjectivité. Dès lors, toute histoire humaine peut être analysée comme étant celle des relations entre l’activité communicationnelle d’un côté, les activités rationnelles par rapport à une fin de l’autre. Et la différence entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes se caractérise par le fait que dans les premières, l’activité communicationnelle est le fond de l’autorité sociale (qu’elle soit mythique, religieuse ou métaphysico-politique), tandis que dans les secondes, la légitimation est dominée par la rationalité technique et scientifique, qui s’étend progressivement à tous les domaines de la vie, y compris les domaines dits communicationnels, niés du même coup dans leur spécificité. Et cela n’arrive qu’au moment où les techniques et sciences deviennent indissociables, ce qui fait que « les sciences représentent maintenant la force productive la plus importante » .

De là naît la technocratie, non pas tant le pouvoir des techniciens que les techniciens au service du pouvoir, le pouvoir par la technique à la fois comme efficience et source de légitimité, en tant que la technique est devenue indissociable des sciences, où l’efficience et les fins se confondent. L’État technocratique n’a plus pour objet de susciter l’activité communicationnelle, ni donc d’entrer en décalage avec l’activité rationnelle par rapport à une fin. Au contraire, il gère les dysfonctionnements engendrés par l’activité rationnelle par rapport à une fin, de façon à les amoindrir, et à « éviter les rigidités susceptibles de mettre le système en danger » (Ibid.). Son activité consiste à « trouver des solutions aux questions d’ordre technique », lesquelles échappent à la discussion publique. Cette situation engendre un « bouclage systémique » où « les intérêts sociaux définissent le système social à ce point comme un tout qu’ils en viennent à coïncider avec l’intérêt qu’il y a à maintenir le système » (Ibid., p. 44). L’activité communicationnelle est progressivement remplacée par les activités rationnelles par rapport à une fin, c’est-à-dire par le modèle scientifique de la cybernétique comme technoscientifisation du langage, ce qui aboutit à ce que « les sociétés industrielles avancées semblent se rapprocher d’un modèle de contrôle du comportement commandé par des stimuli externes plutôt que par des normes » (Ibid., p. 48). Cela constitue une dépolitisation de la société, et une tendance à l’autonomisation des activités rationnelles par rapport à une fin, évolution qui « porte préjudice au langage » (J.-F. Lyotard reprendra ce thème), c’est-à-dire : à la socialisation, à l’individuation et à l’intersubjectivation. Cela peut aller très loin, et s’étend aux « manipulations psycho-techniques » (Hermann Kahn).

L’alternative à la thèse de Marcuse proposée par Habermas repose sur l’idée qu’il faut distinguer deux concepts de rationalisation (Ibid.): le

processus de développement des forces productives ne peut être un potentiel de libération que s’il ne se substitue pas à la rationalisation qui doit avoir lieu […] sur le plan du cadre institutionnel [qui] ne peut s’accomplir qu’au sein du milieu de l’interaction médiatisée par le langage […] grâce à une libération de la communication.

Il s’agit donc de libérer la communication de sa technicisation : on le voit, les positions fondatrices de la philosophie sont récurrentes.

Le même paradoxe serait constaté par Heidegger et Habermas quant à la modernité technique : la technique, qui paraît être une puissance de l’homme, semble s’autonomiser de ce dont elle est la puissance (qui devrait être son acte), en sorte qu’elle dessert l’homme en acte, c’est-à-dire : en tant qu’il communique, décide et s’individue. Constaté, le paradoxe n’est pas analysé identiquement. Nous devons donc remarquer une convergence et une divergence entre Heidegger et Habermas.

La convergence tient à ce que l’un comme l’autre appréhende la technicisation du langage comme une dénaturation. Comme s’il s’agissait d’une perversion du « propre de l’homme » par un autre « propre de l’homme ». Serait alors perverse la confusion de ces « propriétés ».

La divergence réside en ce que Habermas analyse encore la technique depuis la catégorie du moyen, en laquelle Heidegger voit une détermination métaphysique. Or, si la technique n’est pas un moyen, il ne saurait plus s’agir simplement d’ouvrir sur la technique un « débat » – par une communication « libérée » –, ni donc de s’assurer du « minimum de subjectivité [ou de “volonté et de maîtrise”] […] requis pour qu’une pensée démocratique » puisse « fixer la limite » du déploiement technologique « par l’effet de décisions publiques ayant engagé une discussion et une argumentation elle-même publique entre les sujets » . Beaucoup plus radicalement, la question serait de nouer un autre rapport à la technique en repensant le nœud originairement formé par l’homme, la technique et le langage.

Si Habermas et Heidegger paraissent tomber d’accord pour voir dans la technicisation du langage une perversion, se maintenant ainsi ensemble dans la plus ancienne tradition philosophique, nous entendons développer ici un tout autre point de vue. Pour illustrer notre propos par un exemple, nous dirons que la logographie sophistique est aussi celle du grammatistes, l’« instituteur » antique sans lequel la citoyenneté, aux yeux de Marrou1, ou de Detienne2, ne saurait se constituer. Mais la question est plus profonde.

La question plus profonde est le rapport de la technique et du temps – s’il est vrai que l’individuation et l’« intersubjectivation » sont l’enjeu du langage (et nous abandonnerons ici Habermas et le concept d’intersubjectivité, extrêmement fragile, sur lequel reposent ses analyses) : ce qui se donne dans la parole est le temps, qui « est le vrai principe d’individuation » . Heidegger ne peut opposer la parole à la technique instrumentale que parce que la parole porte la temporalité originaire du temps, qu’au contraire l’instrumentalité technique et calculante occulte dans une intratemporalité qui est toujours celle de la préoccupation. Toute la question est de savoir si une belle distribution, où la technique ne se tiendrait que d’un côté, n’étant pas elle-même constitutive de l’individuation, ne reste pas elle-même « métaphysique ».

Bibliografia:


  1. Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité [1948], Le Seuil, coll. « Points », p. 78. 

  2. Marcel Detienne, Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, PUL, 1988.