Bernard Stiegler (Technique et Temps I) – Technicisation

La philosophie, à l’aube de son histoire, isole tekhne et episteme que les temps homériques ne distinguaient pas encore. Ce geste est déterminé par un contexte politique où le philosophe accuse le sophiste d’instrumentaliser le logos, comme rhétorique et logographie, moyen de pouvoir et non-lieu du savoir1. C’est sur l’héritage de ce conflit où l’épistémè philosophique lutte contre la tekhne sophistique, dévalorisant par là tout savoir technique, qu’est énoncée l’essence des étants techniques en général :

Chaque être naturel […] a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération […] [tandis qu’]aucune chose fabriquée n’a en elle le principe de sa fabrication2.

Aucune causalité par soi n’anime les étants techniques, et c’est depuis cette ontologie que la technique est analysée en termes de fins et de moyens, ce qui veut dire aussi qu’aucune dynamique n’appartient en propre aux étants techniques.

Bien plus tard, Lamarck distribue les corps en deux grands domaines : d’un côté, la physico-chimie des êtres inertes ; de l’autre, la science des êtres organiques. Il y a

deux classes de corps. L’inorganique, c’est le non-vivant, l’inanimé, l’inerte. L’organique, c’est ce qui respire, se nourrit, se reproduit ; c’est ce qui vit et qui est « nécessairement assujetti à la mort » [Lamarck, Philosophie zoologique, t. 1, p. 106]. L’organisé s’identifie au vivant. Les êtres se séparent définitivement des choses3.

Aux deux régions d’étants correspondent deux dynamiques : la première est la mécanique ; la seconde est la biologie – entre lesquelles l’étant technique n’est qu’un hybride qui n’a pas plus de statut ontologique que dans la philosophie antique. C’est parce que la matière reçoit accidentellement la marque d’une activité vitale qu’une série d’objets fabriqués à travers le temps témoigne d’une évolution, et l’étant technique appartient essentiellement à la mécanique, témoignant sans plus du comportement vital dont il n’est qu’une trace dénuée d’épaisseur.

Envisageant la possibilité d’une technologie qui ferait la théorie de l’évolution des techniques, Marx esquisse un nouveau point de vue. Et Engels évoquera une dialectique de l’outil et de la main qui trouble la partition de l’inerte et de l’organique. L’archéologie découvre alors des objets fabriqués très anciens, et les origines de l’homme sont devenues depuis Darwin une véritable question. Kapp développe sa théorie de la projection organique, qui inspirera Espinas à la fin du XIX e siècle. Au moment où les historiens de la Révolution industrielle commenceront à prendre en considération le rôle qu’y jouent les nouvelles techniques, l’ethnologie ne tardera pas à accumuler sur les industries primitives une documentation telle que la question d’un devenir technique, irréductible à la sociologie, à l’anthropologie, à l’histoire générale ou à la psychologie, finira par s’imposer. Gille, Leroi-Gourhan et Simondon en dégageront les concepts de système technique, de tendance technique et de processus de concrétisation.

Entre mécanique et biologie, l’étant technique devient un complexe où composent des forces hétérogènes, tandis que le développement industriel est venu bouleverser l’ordre du savoir autant que l’organisation sociale, et la technique conquiert une nouvelle place dans l’interrogation philosophique devant le fait d’une expansion telle que la science même s’en trouve mobilisée, rapprochée du domaine instrumental auquel, finalisée par les impératifs de la lutte économique ou de la guerre, modifiée dans son statut épistémique, elle apparaît de plus en plus soumise. La puissance qui résulte de ce nouveau rapport se déchaîne au cours des deux guerres mondiales. Tandis que le nazisme s’empare de l’Allemagne, Husserl analyse la technicisation de la pensée mathématique par l’algèbre, comme technique de calcul, qui se serait effectuée dès Galilée : celui-ci procède à une arithmisation de la géométrie qui

conduit d’une certaine façon d’elle-même à une exténuation de son sens. Les idéalités réellement spatio-temporelles, telles qu’elles se montrent originellement dans la pensée géométrique sous le titre habituel de « pures intuitions », se transforment pour ainsi dire en de pures et simples formes numériques, en structures algébriques4.

La numérisation est une perte du sens et de la vue originaires, de la visée eidétique qui fonde la scientificité comme telle :

Dans le calcul algébrique, il va de soi que l’on recule au deuxième plan la signification géométrique, et même, qu’on la laisse tout simplement tomber ; on calcule, et c’est seulement à la fin qu’on se souvient que les nombres devaient signifier des grandeurs. Du reste on ne calcule pas « mécaniquement » comme dans un calcul numérique habituel, on pense, on invente, on fait éventuellement des découvertes – mais avec un déplacement inaperçu de sens, qui fait de celui-ci un sens « symbolique ».

La technicisation de la science est son aveuglement eidétique. Comme projet de mathésis universalis, le déplacement de sens qui en résulte donnera lieu à une élaboration métaphysique méthodique. L’arithmétique algébrique par laquelle se trouve dès lors systématiquement instruite et instrumentée la nature,

se trouve enchaînée d’elle-même […] dans une mutation grâce à laquelle elle deviendra purement et simplement […] un simple art d’obtenir des résultats grâce à une technique de calcul qui suit des règles techniques. […] La pensée originelle, qui donne proprement un sens à ce comportement technique et leur vérité à ces résultats corrects […], est ici mise hors circuit5.

La technicisation est ce qui fait perdre la mémoire, comme c’était le cas dans Phèdre : dans le conflit entre sophistes et philosophes, la logographie hypomnésique menace la mémoire anamnésique du savoir, et l’hypomnèse risque de contaminer toute mémoire, et par là même de la détruire ; avec le calcul, qui déterminera l’essence de la modernité, c’est la mémoire des intuitions eidétiques originaires, fondatrices de toute démarche apodictique et de tout sens, qui est perdue. La technicisation par le calcul engage le savoir occidental dans la voie d’un oubli de son origine qui est aussi l’oubli de sa vérité. Telle est la « crise des sciences européennes ». Sans une refondation, la science conduirait à une technicisation du monde ayant perdu l’objet même de toute science. Nécessité énoncée dans un contexte où de

grands humanistes […] comme Cassirer et comme Husserl tentaient d’opposer, dans les années 1930, à la montée de la « barbarie » fasciste, diverses formes de « rajeunissement » de la philosophie rationnelle moderne6.

La refondation d’une philosophie rationnelle n’est plus la visée d’une analytique existentiale : si la technicisation du savoir reste au cœur de la méditation heidegerrienne de l’histoire de l’être, la ratio y apparaît vouée en son essence au calcul, elle est un devenir technique qui est l’ar-raisonnement de tout étant. Mais, bien plus profondément, le destin et l’historialité sont pensés depuis une technicité originaire, tramant aussi bien les analyses de la mondanéité de la fin des années 1920 que la méditation de l’« autre pensée » de « Temps et être » à l’époque de la cybernétique, en passant par la lecture d’Antigone dans l’Introduction à la métaphysique, « L’époque des conceptions du monde » et « Identité et différence ».


  1. Cf. François Châtelet, Platon, Gallimard, coll. « Idées », 1965, pp. 60-61. 

  2. Aristote, Physique, livre II. 

  3. François Jacob, La Logique du vivant, Gallimard, coll. « Tel », 1970, p. 101. 

  4. Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976, p. 52. 

  5. Ibid., p. 54. 

  6. Gérard Granel, « Préface » à E. Husserl, La Crise des sciences européennes…, op. cit., p. V.