L’informatique donne accès à un nouvel objet. C’est une invention, paraît-il. L’objet pourtant était déjà en marche depuis les automates antiques de Ctésibios et Philon — sans parler des diverses machines à écrire ou calculer qui furent conçues sinon réalisées par Pascal, Leibniz et sans oublier les machines plus directement industrielles de Babbage ou Turing. Mais l’informatique apporte-t-elle une véritable nouveauté ? On s’épargnera la liste des ouvrages qui ont traité, qui traitent, qui traiteront de l’intelligence artificielle pour retenir quelques propositions simples et qui paraissent capables de circonscrire la question :
1. L’assimilation des questions du langage aux opérations de l’esprit.
D. Parrochia l’évoque dans Mathématiques et existence — constatant que nous ne parvenons pas à penser autrement que les Grecs, que Platon. S’agit-il d’une restriction à surmonter ou d’un privilège qu’il convient de valoriser ?1 La pensée est une et multiple à la fois ; mais, formellement, elle est « irrémédiable ».
2. S’il y a un rapport à établir entre le naturel et l’artificiel, c’est non parce que les analogies entre les « supports » (le cerveau, les ordinateurs) permettraient une assimilation quelconque des deux registres mais parce que la méthode, le « comment nous parvenons à réaliser certaines opérations », se rapporte au fonds commun de l’intelligence, qu’elle soit naturelle ou artificielle2.
3. La question est à la fois technique et philosophique : technique parce que les objets de l’informatique procèdent de machines dotées essentiellement d’une unité calculatrice et d’une mémoire (peu différentes en leur genre des horloges qui acquièrent un jour leur structure : le poids, l’échappement, le foliot, le ressort). [402] De même les pièces maîtresses de l’ordinateur sont assez simples et capables de s’exprimer par une image synthétique : tout tient en fait au mécanisme feed-back permettant à l’énergie de relancer le mécanisme ; mais le problème est philosophique car c’est l’esprit (l’intelligence) qui est cette fois sollicité — ce qui permet d’exprimer un nouvel enjeu : « la réductibilité scientifique de l’intentionnalité »3.
4. Ainsi, il n’est aucun blasphème à considérer le jeu d’images que nous offre l’ordinateur pour simuler ou éclairer notre esprit. La parabole du « miroir-automate » utilisée par G. Chazal est assez significative : « la technique, dit-il, comme utilisation de ce que nous faisons pour expliquer ce qui est, le monde ou l’homme, est une procédure cognitive assez constante puisqu’on la trouve déjà dans les mythes »1 2. J.-P. Vernant le confirme, et le miroir est un outil plein de ressources — plein de dangers aussi car le risque du trompe-l’œil est inscrit dans le miroir même. Entre mythe et utopie, l’ordinateur peut, mieux que toute autre machine sans doute, se payer le luxe de ne pas choisir, de laisser l’homme prisonnier de son propre reflet. Mais la pratique technique de l’i.A. n’est pas simplement métaphorique. Rappelant les vocations universelles des « machines » de Leibniz, de l’algèbre de Boole, du projet de Babbage, « on dirait qu’il s’agit d’offrir aujourd’hui un double computationnel de notre esprit »4. Toute intentionnalité est un acte qui vise quelque chose, où l’esprit se répercute, se « dédouble ». Rappelons que l’ordinateur, Wiener et von Neumann surtout le savaient, est en premier lieu un calculateur voué à des tâches militaires et dont le développement pendant la fin de la deuxième guerre mondiale et la guerre froide n’est pas indépendant de ce contexte. C’est, en fait, lorsqu’on est passé à des travaux mécaniques sur symboles non numériques (mais analogiques) que l’ordinateur est devenu une autre machine logique, que ses capacités de simulation de la pensée ont également percé du côté de l’imagerie du réel, du symbole, du corps également considéré comme totalité vivante et fonctionnelle et non comme somme de parties. Les travaux de Dreyfus, Ganascia, Quéau, Lévy…5 témoignent de cette nouvelle attitude : l’i.A. vise à prendre en charge d’autres secteurs du réel, nous convainquant si besoin était encore, que du mythe à l’utopie la technicité alors mise en jeu couvre bien l’ensemble du réel y compris l’esprit humain qui doit, lui aussi, « passer par le corps » pour être.
5. Que von Neumann ait intitulé l’un de ses célèbres ouvrages : Théorie des ordinateurs autoreproducteurs ne signifie pas que l’ordinateur allait être [403] doté de quelque pouvoir animiste ou ce qu’on voudra de ce genre mais que la question est : « peut-on construire un ensemble à partir de ces éléments (une douzaine de composants à fonction bien distincte) de telle manière que, si on le met dans un réservoir où tous ces éléments flottent en grand nombre, il commencera alors à construire d’autres ensembles qui tous finiront par être un autre automate exactement identique au principe de base. Cela est possible, ajoute von Neumann, et le principe de base est intimement lié au principe de Turing (un automate est universel si toute séquence qui peut être produite par tout autre automate peut aussi être produite par cet automate particulier, à l’aide d’une instruction particulière évidemment) »6.
Il s’agit en fait davantage d’un problème d’assemblage que de clonage, d’évaluation du modèle (et du miroir) que de bouturage. L’automate construit a besoin du « réservoir », surtout c’est le principe de Turing qui garantit l’opération. Dans L’Ordinateur et le cerveau7, texte inachevé que sa mort en 1956 l’empêcha de développer vraiment, J. von Neumann, qui reste fidèle à Turing, note pourtant que le langage du cerveau est un langage à « code court », contrairement au langage des mathématiques, et émet cette formule excitante : « Le langage est dans une large mesure un accident historique. Les langages humains fondamentaux nous sont traditionnellement transmis sous diverses formes mais leur multiplicité même prouve qu’il n’y a rien d’absolu ni de nécessaire en eux ». Ainsi le système nerveux nous réserve-t-il encore d’immenses plages à explorer (et que les langues traditionnelles pas plus que l’utopie de la machine leibnizienne ne peuvent atteindre) tandis que les machines, dans leurs fonctionnements les plus sophistiqués, sont dans un registre de sens que l’on n’atteindra jamais totalement peut-être. La parenté entre homme et machine n’est plus une filiation mais un cousinage.
Dans sa postface, Dominique Pignon note que von Neumann n’est pas exempt de certaine contradiction, en tout cas certaine ambiguïté lorsqu’il met en rapport formalisme et technicité : « les catégories qui échappent à la description “ en matière de machine ” à travers un langage formel doivent être décrites à travers un langage formel. Von Neumann est conscient de cette contradiction quand il indique que « la seule manière de décrire le cerveau est peut-être l’existence du cerveau lui-même ». Et c’est pris au « piège » de cette ambiguïté (pour le moins) que von Neumann « s’en sort » en orientant la démarche du côté de l’ordinateur autoreproducteur, manière de transférer à la machine (au cerveau) la complexité du cerveau et, comme dans un essai borgésien, de la ramener à quelques structures babéliques et simples. On voit que l’informatique, considérée en ses fondements au [404] moins, n’est pas exclusive d’un beau roman d’aventures intellectuelles — dont von Neumann est l’un des chantres principaux — fidèle encore d’ailleurs à certaine vocation militaire bien affirmée et assez furieuse8.
6. « Neuromimétisme » ou simple simulation de l’esprit, l’automate-ordinateur n’oublie pas le précepte leibnizien : celui de la feinte : « en feignant qu’il y ait une Machine dont la structure puisse penser, sentir, avoir perception ; on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer comme dans un moulin et, cela posé, on ne trouvera en la visitant au dedans que des pièces, qui poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception »9. Chazal note avec raison que Leibniz attribue la faculté de penser ou de sentir à la seule monade et non à la totalité comme dans un « réseau de neurones formels », conception la plus proche de l’organisme humain regardé non comme une seule substance lui-même mais comme une totalité, déjà une « troisième substance »10. La relation, le nœud, le filet, l’ensemble des interconnexions donnent à l’informatique une structure globalisante qui touche à la fois le corps et l’esprit, par laquelle on voit resurgir les vieilles questions (du XVIIe et XVIIIe siècle : la troisième substance ou le problème de Molyneux par exemple), qui stipulent une « rematérialisation » de la pensée par l’informatique au bout de laquelle la frontière entre le naturel et l’artificiel cette fois encore disparaît. L’informatique, comme toute pensée formelle, doit être rematérialisée pour atteindre son but et l’usage qui est le nôtre de ces machines est à la fois plus complexe qu’une analogie de calcul et plus simple : ce sont bien pour nous des images fonctionnelles d’une matière qui, depuis les présocratiques, demeure l’impensé de la relation.
7. Pour conclure cette mise en abîme d’une cybernétique à plusieurs niveaux (la machine surprenante, les réseaux de médias, les comportements face à l’ordinateur et à toutes les machines qui s’intégrent à ces mécanismes), en revenant sur la notion-clé de feed-back ou rétroaction, on rappelle avec Paul Virilio que la vitesse et l’information correspondent à deux définitions d’un même réel, que, par conséquent, l’information n’est jamais « que la désignation de l’état pris par un phénomène à un moment donné »11. « L’information n’a donc de valeur que par la rapidité de sa délivrance » et Virilio, logique jusqu’au bout, conclut : « les inventions [405] conjointes de la bombe (atomique) et de l’ordinateur auront en effet illustré à la perfection le mariage de déraison entre l’énergie et l’information ». « L’objet-type du xxe siècle qui s’achève n’est donc pas, comme le craignent les écologistes, la centrale nucléaire mais l’accélérateur de particules »12. Popper, Virilio le rappelle, le disait : « les champs de force sont des champs de propension, ils sont réels, ils existent »13. « Les propensions sont invisibles mais elles agissent ». Le monde, avec son big-bang (une belle bombe originaire), n’est pas une machine causale mais un univers de propensions. Et le fameux univers ouvert par Popper n’est pas plus que le produit d’un moteur (d’une bombe ?) caché : « un moteur d’inférence logique, nouveau deus ex machina analogue à celui des systèmes-experts de l’information de cinquième génération »14. « Quatre siècles après l’invention de Galilée, l’astronaute voyagera en chambre appelant à lui les astres moins soumis aux effets de l’attraction gravitationnelle qu’à ceux du générateur de réalité »15. La mesure des infinis espaces s’effectue aujourd’hui par le Global Positiving Syst (g.p.s.) qui détrône le sextant — mais, c’est le dernier mot de Virilio, « en cas de conflit déclaré, le Pentagone s’arroge automatiquement le droit de “ dénaturer ” ce service public en faussant les indications de proximité afin de garantir la supériorité opérationnelle de ses forces ». Ce faisant, il se comporte d’ailleurs comme n’importe quel chef de l’État faussant s’il le peut la marche de l’État dont il a la charge pour être un meilleur chef de parti ou d’autre chose… Mais ce moteur étrange est un automate, évidemment : il est pourvu de mécanismes de sécurité, de feed-back : quel sera le ressort, la « roue de rencontre », qui viendra contrôler et relancer l’horloge ainsi faussée…? Jusqu’où information et vitesse, information et réel se joueront-ils l’un à l’autre ce double jeu de masques ? Jusqu’à la redécouverte, peut-être, du Moteur, du « seul » — celui que Simondon par exemple a choisi comme image maîtresse de ses analyses. Jusqu’à la confusion entre certaine rationalité dont il nous faut absolument conserver la marque et une « spiritualité » de bas étage et de haute secte, fondée sur la confusion fictive entre croyance et religion. Or tout se passe comme si les expressions de cette « spiritualité » étaient elles-mêmes traitées par des croyants (ou des historiens des religions de même acabit) qui réclament leur émancipation par rapport à l’État, au nom d’une sorte de laïcité de l’objet sacré qui oublie Weber, Durkheim et Mauss bien sur (pour qui la distinction entre magie et religion est décisive). Ainsi, la religion a le même champ que l’État, détermine ses objets de manière rationnellement accessible au droit (le « culte », seule notion élémentaire), à la science (mais une science feinte ou une sorte de dimension experte d’un savoir des réponses [406] et non des questions en quoi se métamorphose, en fin de compte, la spiritualité devenue intégriste). Le rapport à la science et surtout à la technique est ici fondamental car la technique est l’otage parfait du phénomène : nous ne savons pas vraiment ce qu’elle est, surtout d’ailleurs ce qu’elle n’est pas et c’est bien l’absence de cette rationalité de base qui autorise toutes les récupérations, tous les méta-discours, spiritualités vagabondes, intégrismes originaires et cataclysmiques, émancipation enfin de la « croyance » par rapport à la religion et surtout à la science : sublimation, sacralisation du « dernier homme », juge et partie à la fois pour nos inquiétudes sceptiques — ou qui devraient être telles, sans rien perdre de leur rationalisme.
D. Parrochia, Mathématiques et existence, « Milieux », Champ Vallon, 1991 ; La Raison systématique, Vrin, 1993. ↩
Dans Le Miroir automate, « Milieux », Champ Vallon, 1995, G. Chazal cite l’opinion de H.A. Simon : « Les ordinateurs ont transformé les systèmes de symboles du paradis platonicien des idées au monde empirique des processus réels effectués par les machines » (H.A. Simon, Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel, Dunod, 1991, p. 23). G. Chazal, Le Miroir automate, op. cit., p. 18 — et l’ensemble de cet ouvrage. ↩
Ibid., en part. chap. 5 : « Des problèmes de la négation… », pp. 90-114. ↩
Ibid.., p. 33. ↩
H.-L. Dreyfus, I.A. Mythes et limites, Flammarion, 1984 ; J.-G. Ganascia, L’Âme-machine : les enjeux de l’I.A., Seuil, 1990 ; P. Quéau, Éloge de la simulation, « Milieux », Champ Vallon, 1986. Dans la même collection, Metaxu ; Le Virtuel, du même auteur. P. Lévy, L’Idéographie dynamique, vers une imagination artificielle ?, La Découverte, 1991 ; D. Parrochia, « Le philosophe automate », in Milieux, n° 30,1987. ↩
J. von Neumann, Théorie générale et logique des automates, trad. et introd. G. Chazal, « Milieux », Champ Vallon, 1996. ↩
J. von Neumann, L’Ordinateur et le cerveau, trad. P. Engel, suivi des Machines molles de von Neumann par Dominique Pignon, La Découverte, 1992. ↩
Conseiller d’autorités politiques américaines vers les années 1950, son anti-communisme affirmé l’amenait à préconiser d’aller sans attendre bombarder Moscou. ↩
Voir le tableau comparatif des fonctions présenté par G. Chazal dans Le Miroir automate, p. 198. Cet ouvrage est à mettre en relation avec tous les travaux de G. Chazal sur von Neumann, dans la même collection. C’est une mise au point parfaite sur ces questions contemporaines. Voir aussi : Penser l’informatique, informatiser la pensée, Mélanges offerts à A. Robinet, éds. L. Couloubaritsis et G. Hottois, Université de Bruxelles, 1987. Voir aussi B. Lussato, Le Défi informatique, Fayard, 1981. ↩
G.W. Leibniz, Monadologie. Cité par G. Chazal, Le Miroir automate, op. cit., p. 199. ↩
P. Virilio, L’Art du moteur, Galilée, 1993, p. 179. Voir aussi J. Arsac, Les Machines à penser, Seuil, 1987, p. 51. ↩
Ibid., p. 183. ↩
K. Popper, Un univers de propension, Éd. de l’Éclat, 1992, p. 189. ↩
P. Virilio, L’Art du moteur, op. cit., p. 191. ↩
Ibid., p. 195. ↩