Beaune (Milieux) – utopias do trabalho

Les utopies et eschatologies sociales du travail sont un révélateur des diverses réductions historicistes et, en fin de compte, théoriques qualifiant les projections hâtives de la subjectivité sur le technique. On peut, dans cette mesure, les considérer comme le point d’aboutissement du théorique-technique mais aussi comme la recherche vertigineuse (et souvent négative) du sens pratique authentique de l’activité humaine.

Certaines utopies du travail, poussant le plus loin possible la volonté de conserver ou redécouvrir le sens humain du travail dans la culture par la nature, affirment la vocation universelle de l’acte créateur et, du même coup, la vocation universaliste de la civilisation industrielle sur un fond de solitude héroïque. Le thème converge encore sur Robinson Crusoé qui condense et achève les grands archétypes occidentaux. Robinson gagnant un monde par son industrie et son labeur quotidien, aventurier sans envergure converti par le travail et la solitude à Dieu et aux hommes. Si l’effroi sacré de Robinson émeut lorsqu’il découvre sur le sable les traces de cet autre qu’il recherche et redoute à la fois, c’est parce que, quelques pages plus haut, on l’a vu dégager une chaise du bois brut, construire une palissade « normalisée », établir rationnellement sa demeure. C’est aussi parce que l’association du travail et de la solitude résonne dans l’« inconscient occidental ». Robinson construit son monde de ses mains, monde technique et politique cohérent pourvu d’un « contrat social » sans réplique, mais où partout la nécessité de l’autre est marquée en creux, même si Dieu est revenu. Quand l’« autre » arrive, il devient esclave, et quand Robinson sort de son île, c’est pour monnayer son travail et devenir marchand, « capitaliste ». Robinson, dans son île, constitue son individualité sur le fond d’un double système de relations : relations à Dieu par la nature, relations à l’autre par la culture. Les fictions littéraires que l’on appelle « robinsonnades » se réfèrent à la position extrême d’un homme seul aux prises avec la nature brute et donc, hors de la référence à autrui, construisant un monde où l’institution n’apparaît pas, sinon incarnée dans sa propre personne ; l’archétype occidental qu’est Robinson semble, dans sa pureté fictive, cristalliser la démarche ultime d’un mouvement radical de l’esprit visant à affirmer la toute-puissance de l’homme — homo cogitans, homo faber, [280] les deux dès lors inséparables — se posant comme créateur de normes et d’institutions en s’opposant à une nature qu’il conquiert et modèle. La radicalité de la démarche est signifiante de la mission universelle de cet homme occidental : il ne peut prétendre réaliser en lui la totalité des expériences culturelles qu’en se posant d’emblée comme transcendant à cette culture, donc capable de trouver en lui, en deçà de la société ou au-delà de celle-ci, une vocation démiurgique qui le fait participer à la nature, mieux, incarne celle-ci en sa personne.