Excertos de Jean-Claude Beaune, “Filosofia do Meio Técnico”

L’informatique donne accès à un nouvel objet. C’est une invention, paraît-il. L’objet pourtant était déjà en marche depuis les automates antiques de Ctésibios et Philon — sans parler des diverses machines à écrire ou calculer qui furent conçues sinon réalisées par Pascal, Leibniz et sans oublier les machines plus directement industrielles de Babbage ou Turing. Mais l’informatique apporte-t-elle une véritable nouveauté ? On s’épargnera la liste des ouvrages qui ont traité, qui traitent, qui traiteront de l’intelligence artificielle pour retenir quelques propositions simples et qui paraissent capables de circonscrire la question :

1. L’assimilation des questions du langage aux opérations de l’esprit. D. Parrochia l’évoque dans Mathématiques et existence — constatant que nous ne parvenons pas à penser autrement que les Grecs, que Platon. S’agit-il d’une restriction à surmonter ou d’un privilège qu’il convient de valoriser ?1 La pensée est une et multiple à la fois ; mais, formellement, elle est « irrémédiable ».

2. S’il y a un rapport à établir entre le naturel et l’artificiel, c’est non parce que les analogies entre les « supports » (le cerveau, les ordinateurs) permettraient une assimilation quelconque des deux registres mais parce que la méthode, le « comment nous parvenons à réaliser certaines opérations », se rapporte au fonds commun de l’intelligence, qu’elle soit naturelle ou artificielle2.

3. La question est à la fois technique et philosophique : technique parce que les objets de l’informatique procèdent de machines dotées essentiellement d’une unité calculatrice et d’une mémoire (peu différentes en leur genre des horloges qui acquièrent un jour leur structure : le poids, l’échappement, le foliot, le ressort). De même les pièces maîtresses de l’ordinateur sont assez simples et capables de s’exprimer par une image synthétique : tout tient en fait au mécanisme feed-back permettant à l’énergie de relancer le mécanisme ; mais le problème est philosophique car c’est l’esprit (l’intelligence) qui est cette fois sollicité — ce qui permet d’exprimer un nouvel enjeu : « la réductibilité scientifique de l’intentionnalité »3.

4. Ainsi, il n’est aucun blasphème à considérer le jeu d’images que nous offre l’ordinateur pour simuler ou éclairer notre esprit. La parabole du « miroir-automate » utilisée par G. Chazal est assez significative : « la technique, dit-il, comme utilisation de ce que nous faisons pour expliquer ce qui est, le monde ou l’homme, est une procédure cognitive assez constante puisqu’on la trouve déjà dans les mythes »4. J.-P. Vernant le confirme, et le miroir est un outil plein de ressources — plein de dangers aussi car le risque du trompe-l’œil est inscrit dans le miroir même. Entre mythe et utopie, l’ordinateur peut, mieux que toute autre machine sans doute, se payer le luxe de ne pas choisir, de laisser l’homme prisonnier de son propre reflet. Mais la pratique technique de I’i.a. n’est pas simplement métaphorique. Rappelant les vocations universelles des « machines » de Leibniz, de l’algèbre de Boole, du projet de Babbage, « on dirait qu’il s’agit d’offrir aujourd’hui un double computationnel de notre esprit »2. Toute intention-nalité est un acte qui vise quelque chose, où l’esprit se répercute, se « dédouble ». Rappelons que l’ordinateur, Wiener et von Neumann surtout le savaient, est en premier lieu un calculateur voué à des tâches militaires et dont le développement pendant la fin de la deuxième guerre mondiale et la guerre froide n’est pas indépendant de ce contexte. C’est, en fait, lorsqu’on est passé à des travaux mécaniques sur symboles non numériques (mais analogiques) que l’ordinateur est devenu une autre machine logique, que ses capacités de simulation de la pensée ont également percé du côté de l’imagerie du réel, du symbole, du corps également considéré comme totalité vivante et fonctionnelle et non comme somme de parties. Les travaux de Dreyfus, Ganascia, Quéau, Lévy5 témoignent de cette nouvelle attitude : I’i.a. vise à prendre en charge d’autres secteurs du réel, nous convainquant si besoin était encore, que du mythe à l’utopie la technicité alors mise en jeu couvre bien l’ensemble du réel y compris l’esprit humain qui doit, lui aussi, « passer par le corps » pour être.


  1. D. Parrochia, Mathématiques et existence, « Milieux », Champ Vallon, 1991 ; La Raison systématique, Vrin, 1993. 

  2. Dans Le Miroir automate, « Milieux », Champ Vallon, 1995, G. Chazal cite l’opinion de H.A. Simon : « Les ordinateurs ont transformé les systèmes de symboles du paradis platonicien des idées au monde empirique des processus réels effectués par les machines » (H.A. Simon, Sciences des systèmes, sciences de l’artificiel, Dunod, 1991, p. 23). G. Chazal, Le Miroir automate, op. cit., p. 18 — et l’ensemble de cet ouvrage. 

  3. Ibid., en part. chap. 5 : « Des problèmes de la négation… », pp. 90-114. 

  4. Ibid.., p. 33. 

  5. H.-L. Dreyfus, LA. Mythes et limites, Flammarion, 1984 ; J.-G. Ganascia, L’Âme-machine : les enjeux de I’I.A., Seuil, 1990 ; P. Quéau, Éloge de la simulation, « Milieux », Champ Vallon, 1986. Dans la même collection, Metaxu ; Le Virtuel, du même auteur. P. Lévy, L’Idéographie dynamique, vers une imagination artificielle ?, La Découverte, 1991 ; D. Parrochia, « Le philosophe automate », in Milieux, n° 30,1987. 

Jean-Claude Beaune