« Seul un dieu peut encore nous sauver » 1 , confiait Heidegger en guise de testament. D’où provient l’étrange tonalité testamentaire de cette parole sinon du seul mouvement de pensée qui s’y rassemble et s’y récapitule ?

Quel est ce mouvement ? Comment le comprendre sans s’y abandonner, c’est-à-dire sans être d’abord compris en lui et par lui ? Comment en décrire l’allure et l’aventure sans en être au préalable concerné, voire ébranlé ? Et comment pourrions-nous ne pas l’être dès lors qu’il y est question de notre sauvegarde ou salut ? Si être sauvé, c’est être hors de danger, quel est le danger auquel nous sommes exposés et dont seul un dieu pourrait encore nous sauver ? Ce ne saurait être une menace parmi d’autres mais un danger qui met à l’épreuve notre être même. Or, nous ne pourrions être les titulaires d’une essence en péril sans que celui-ci ne provienne de celle-là. La question n’est donc pas seulement : comment le danger peut-il sourdre de notre être ? mais encore et surtout : comment le danger appartient-il à l’être lui-même et à sa vérité qui nous régissent et dont tout notre être est d’être la sentinelle ? Le danger ne saurait cependant appartenir à l’être sans que l’être ne soit lui-même le danger. Mais si l’être ne se donne ou ne se destine jamais que sous l’empreinte d’une époque et que notre époque est celle de la technique où « l’être est dans son essence le danger de lui-même » 2 , il faut commencer par déterminer à quel titre la technique est, dans son essence et pour notre essence, le danger.

Quelle est donc l’essence de la technique et comment y atteindre ? Dès lors que l’essence de la technique règne au moins sur tous les appareils et dispositifs techniques, il est possible d’accéder à la première à partir de l’un des seconds. Qu’advient-il lorsque, par exemple, nous appuyons sur un interrupteur électrique ? En rétablissant le passage du courant dans un circuit, nous allumons une lampe pour nous éclairer. L’électricité qui porte à incandescence les filaments de l’ampoule est une énergie qui, pour être consommée, doit avoir été préalablement produite. Comment et où l’a-t-elle été ? Dans une centrale hydraulique ou nucléaire qui, installée au bord d’un fleuve, en capte les eaux pour alimenter des turbines ou pour servir de liquide de refroidissement. L’électricité ainsi produite est alors transportée par un réseau de câbles suspendus à des pylônes afin de pouvoir être distribuée et consommée partout, à volonté et sans délai, sur simple commutation de l’interrupteur.

Ce qui précède suffit à montrer que le moindre dispositif technique renvoie à la totalité de ce qui est. Mais comment le fait-il ? Il y renvoie comme au monde qu’il requiert, monde où le fleuve est un élément de la centrale et la plaine le site des pylônes. La technique est donc un mode d’apparaître. Quel en est le trait essentiel ? « La centrale hydro-électrique est installée (gestellt) sur le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner, rotation qui entraîne la machine dont le mécanisme produit (herstellt) le courant électrique pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis (bestellt) à la distribution. Dans le domaine de ces conséquences qui s’enchaînent à la commande (Bestellung) d’énergie électrique, le Rhin lui-même apparaît comme quelque chose de commis. » 3  En mettant la nature au défi de livrer toutes les énergies qu’on en peut extraire pour les transformer, les accumuler, les distribuer et les consommer, la technique moderne dévoile chaque chose comme mise à disposition et en dépôt pour une exploitation possible, comme pièce d’un fonds permanent d’exploitation régie par le principe d’économie selon lequel le plus grand profit doit être fourni au moindre coût 4. La technique avère l’être comme un tel fonds. Elle est donc bien une figure et une époque de l’être, un mode de sa vérité et de son décèlement qui « a le caractère d’une installation au sens d’une mise au défi, d’une provocation » 5. Par ce mode de décèlement, ce qui est ne déploie plus sa présence comme objet (Gegenstand) – au regard du destin de l’être, il n’y a pas d’objet technique et l’époque de la technique n’est plus celle des objets – mais comme fonds (Bestand), mot qui signifie plus que « stock », « réserve » ou « encaisse » parce qu’il revêt ici la dignité d’un titre ontologique.

Quelle que soit sa perspicuïté, cette interprétation de la technique et de son essence n’est-elle pas quelque peu arbitraire ? En aucun cas puisqu’elle renoue avec le sens grec de la techne. En décrivant celle-ci comme un mode de l’aletheuein et non comme un dispositif instrumental ou un moyen ordonné à une fin, Aristote en faisait déjà un mode de la mise à découvert, du décèlement 6. « Toute techne, précisait-il, concerne la venue à l’être (genesis) et exercer une technique, c’est considérer la manière de faire venir à l’être ce qui peut être ou ne pas être et dont le principe (arche) réside dans le producteur (poiounti) et non dans le produit (poioumeno). » 7  La technique est donc relative à la production, à la poiesis. Que faut-il entendre par cette dernière ? La poiesis n’est d’abord ni une fabrication artisanale ni une œuvre artistique ou poétique mais, disait déjà Platon, le mouvement qui porte hors de la non-présence dans la présence. « La production présente hors du retrait dans le non-retrait (Das Her-vor-bringen bringt aus der Verborgenheit her in die Unverborgenheit vor). Produire advient dans la seule mesure où ce qui est en retrait vient dans le non-retrait. Cette venue repose sur et tire son élan de ce que nous nommons le décèlement (das Entbergen). Les Grecs ont pour cela le mot aletheia. » 8  La physis, la nature, relève donc autant de la poiesis ainsi comprise que la techne. Quelle est alors la différence entre ces deux modes de la production que sont la physis et la techne ? Elle ne peut résider ailleurs que dans la manière même de venir en présence. Alors que la fleur apparaît et vient d’elle-même dans la présence, une maison ne saurait le faire sans le concours d’un architecte. Celui-ci pose et installe la maison dans le non-retrait. Relativement à la spécificité du mode de production technique, Heidegger poursuit : « la techne est ce qui concerne au fond tout produire au sens d’un poser humain [Herstellen, qui signifie aussi produire, fabriquer]. Si le produire (tekein) est le poser (das Hin-stellen) dans le non-retrait (le monde), alors techne désigne le s’y-connaître dans le non-retrait et les manières d’obtenir, de tenir et d’accomplir le non-retrait. » 9  La techne est donc bien une production qui, en tant que mode de décèlement, se tient dans le domaine du non-retrait, c’est-à-dire de l’aletheia. Cette détermination de la techne éclaire l’essence de la technique moderne dans la mesure où celle-ci ne saurait être une « mise à disposition provocatrice »10  si celle-là – dont elle provient puisqu’elle en conserve le nom – n’avait déjà été comprise comme une position (Stellen) – « mot qui, à supposer que nous pensions de manière grecque, correspond au grec thesis »11.

En sommant la nature de se mettre et, ce qui revient au même, de mettre ses ressources à disposition, la technique moderne ne laisse pas seulement apparaître tout ce qui nous entoure comme fonds mais encore elle requiert que nous accomplissions ce décèlement. Comment est-ce possible ? Que doit être notre être pour ce faire ? Si nous tenons notre être de l’être lui-même, nous ne pouvons déceler ce qui est comme fonds qu’à la condition d’appartenir nous-même au fonds décelé – ne parle-t-on pas, à l’instar des ressources énergétiques, de ressources humaines, le génie génétique ne fait-il pas de la vie un produit industriel ? – et ce « d’une manière encore plus originelle que la nature » 12 puisque nous sommes les exécutants de ce décèlement. Autrement dit, nous ne pourrions déceler ce qui est sur le mode technique sans être appelé à le faire par l’aletheia dont, d’une part, nous tenons notre être puisqu’elle est la vérité de l’être lui-même et qui, d’autre part, est le domaine où advient et peut advenir toute technique. « Le non-retrait est déjà advenu aussi souvent qu’il appelle l’homme dans les modes du décèlement qui lui sont octroyés. » 13 Dès lors que l’homme ne peut contribuer à la mise à disposition provocatrice sans y être au préalable lui-même assigné, l’essence de la technique ne saurait être autre chose qu’une époque de l’être, qu’un destin du décèlement.

Sommes-nous désormais prêt à déterminer l’essence du danger dont seul un dieu pourrait nous sauver ? Pas tout à fait. D’une part, le mode de décèlement qui régit l’essence de la technique et la caractérise comme époque n’a pas encore été nommé et, de l’autre, le lien entre le mode de décèlement et le domaine dont il provient demeure encore obscur. Pour nommer la provocation qui dispose l’homme à laisser apparaître ce qui est comme fonds commis à disposition, Heidegger a risqué le mot Gestell14. Le choix est risqué parce qu’il implique que ce mot soit employé en un sens inhabituel. Si, dans son acception courante, Gestell veut dire : châssis, bâti, cadre, carcasse, il dénomme ici ce à partir de quoi et en quoi tout ce qui est ou implique une position et une mise à disposition (ce que signifient les verbes stellen, herstellen, bestellen et le nom Bestand) se rassemble et peut déployer son règne. « Dans le titre Ge-stell, le mot “stellen” ne désigne pas seulement la provocation mais il doit simultanément conserver l’écho d’un autre “stellen” dont il dérive, à savoir celui de cet Her- et Dar-stellen (installer et exposer) qui, au sens de la poiesis, laisse s’avancer ce qui est présent dans le non-retrait. Pour fondamentalement différentes que soient l’installation qui met en présence, par exemple l’érection d’une statue dans l’enceinte du temple, et la mise à disposition provocatrice maintenant pensée, elles demeurent néanmoins essentiellement apparentées. Elles sont toutes deux des modes du décèlement, de l’aletheia. » 15

Mais quel est le domaine commun de ces deux modes de décèlement que sont la poiesis et le Ge-stell, la production et le dispositif, et surtout comment en proviennent-ils ? Puisque l’aletheia est l’unique domaine de tous les modes de décèlement possibles, l’homme ne saurait déceler ce qui est sans y avoir été, d’une manière ou d’une autre, préalablement convoqué, car nul décèlement ne pourrait avoir lieu si nous n’appartenions pas d’abord au lieu de tout décèlement, au non-retrait, qui, par conséquent, peut seul nous acheminer à lui de telle sorte que nous puissions y déceler ce qui est. Et si « le non-retrait de ce qui est emprunte toujours un chemin de décèlement »16, comment pourrions-nous le prendre sans y être mis, c’est-à-dire envoyé et destiné ? « Cet envoi (Schicken) qui rassemble et qui, seul, met l’homme sur un chemin du décèlement, nous le nommons le destin (Geschick). C’est à partir de là que se détermine l’essence de toute histoire (Geschichte). » 17  Chaque mode de décèlement, la production comme le dispositif, est donc un envoi du destin par lequel l’homme est régi puisque cet envoi provient de la vérité de l’être dont l’homme tient son être. Mais ce destin n’est ni « la fatalité d’une contrainte » 18 ni la conscience de soi comme d’une puissance étrangère puisque, d’une part, il ne concerne pas la conscience de soi et que, de l’autre, en nous envoyant sur un chemin de décèlement, il nous ouvre à et nous libère pour la vérité de l’être qui est celle de notre être. « L’événement du décèlement, c’est-à-dire de la vérité, est ce qui s’apparente au plus près et le plus intimement à la liberté. Tout décèlement appartient à une sauvegarde et à un cèlement. Celé et toujours se celant est toutefois ce qui libère, le secret. Tout décèlement vient de ce qui est libre, va à ce qui est libre et porte à ce qui est libre. » 19

 


  1. « Spiegel-Gespräch », in Der Spiegel, Nr. 23/1976, p. 209. Conformément à la volonté de Heidegger, l’entretien avec Der Spiegel, qui eut lieu en 1966, ne fut publié qu’au lendemain de sa mort en 1976. Cf. Odyssée, III, 231. 

  2. « Die Gefahr », in Bremer und Freiburger Vorträge, Gesamtausgabe (G.A.), Bd. 79, p. 54. 

  3. « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, p. 19 ; trad. franç. A. Préau in Essais et conférences, p. 21-22. Cf. Sein und Zeit, § 15, p. 70. 

  4. Id., p. 19 ; trad. franç., p. 21. Cf. Leibniz qui formulait ainsi le principe d’économie : « Il y a toujours dans les choses un principe de détermination qu’il faut tirer d’un maximum et d’un minimum, de manière que le maximum d’effet soit fourni pour ainsi dire par le minimum de dépense », in « De rerum originatione radicali », Die philosophischen Schriften, herausgegeben von C. I. Gerhardt, Bd. VII, p. 303. 

  5. Id., p. 20 ; trad. franç., p. 22. 

  6. Cf. Éthique à Nicomaque, 1139 b 15 sq. 

  7. Id., 1140 a 12 sq. Cf. HeideggerPlaton : Sophistes, G.A., Bd. 19, p. 40 sq. et « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, p. 17 ; trad. franç., p. 18-19. 

  8. « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, p. 15 ; trad. franç., p. 16-17, où Heidegger cite Banquet, 205 b. 

  9. Heraklit, G.A., Bd. 55, p. 202. 

  10. « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, p. 20 ; trad. franç., p. 23. 

  11. « Die Gefahr », in Bremer und Freiburger Vorträge, G.A., Bd. 79, p. 62 ; cf. Holzwege, G.A., Bd. 5, p. 70 sq. 

  12. « Die Frage nach der Technik », in Vorträge und Aufsätze, p. 21 ; trad. franç., p. 24. 

  13. Id., p. 22 ; trad. franç., p. 25. 

  14. Cf. id., p. 23 ; trad. franç., p. 26. 

  15. Id., p. 24 ; trad. franç., p. 28. 

  16. Id., p. 28 ; trad. franç., p. 33. 

  17. Ibid. 

  18. Ibid. 

  19. Id., p. 29 ; trad. franç., p. 34. 

Didier Franck