Franck (Nietzsche) – “Mestre e Senhor da Terra”, perigo da pretensão cartesiana

Ayant ainsi accédé à l’essence de la technique comme à un destin du décèlement qui, en tant que destin, nous ouvre à la liberté de ce qui libère, il est désormais possible de déterminer le danger auquel nous sommes exposés. Destiné au décèlement, l’homme est du même coup essentiellement mis en danger. En effet, parce qu’il nous tourne vers ce qui est décelé et nous détourne du non-retrait auquel nous sommes redevables de notre essence et de notre liberté, tout mode de décèlement est en lui-même dangereux. Si l’homme ne peut déceler ce qui est qu’au péril de la vérité de son être qui est celle de l’être même, alors « le destin du décèlement est en tant que tel et dans chacun de ses modes, donc nécessairement, danger »  . Recevant sa vocation du non-retrait, répondant à un destin du décèlement, la pensée est par essence dangereuse et abdique d’elle-même lorsqu’elle se fait lénifiante et pacifique, inoffensive ou morale.

Que devient ce danger à l’époque de la technique où l’être se destine sur le mode du Ge-stell, du dispositif ? Tant qu’il est appelé à déceler ce qui est comme objet, l’homme se décèle lui-même comme sujet et demeure encore, à ce titre et dans son être, différent de ce qu’il décèle. La détermination subjective de l’homme n’oblitère et n’obnubile donc pas tout à fait la vérité ni « la suprême dignité de son être […] qui est de prendre en garde le non-retrait et avec lui toujours d’abord le retrait de tout être sur cette terre »  . En d’autres termes, à l’époque de la subjectivité – ou de l’objectivité, c’est la même chose – le danger n’est pas encore à son comble, et il ne saurait l’être sans que nous soyons nous-mêmes totalement absorbés dans et par ce qui est décelé de telle sorte que la dernière lueur de la vérité de l’être en soit, du même coup, totalement résorbée. C’est donc seulement lorsque l’être se destine sur le mode du dispositif que vient le temps du danger suprême. « Il s’atteste à nous selon deux points de vue. Dès que le non-celé ne concerne même plus l’homme en tant qu’objet mais exclusivement en tant que fonds, et que l’homme, à l’intérieur du sans-objet, n’est plus que le commissionnaire du fonds – l’homme marche à l’extrême bord du précipice, à savoir là où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds. C’est à ce moment précis que l’homme ainsi menacé se rengorge sous la figure du maître et seigneur de la terre. L’apparence s’installe alors que tout ce qui est rencontré ne consiste qu’à être le fait de l’homme. Et cette apparence engendre une ultime illusion : il semble que partout l’homme ne rencontre plus que lui-même. »

Le danger suprême apparaît donc sous deux points de vue. Selon le premier, l’homme appelé au décèlement sur le mode du dispositif en devient lui-même une pièce et se trouve du même coup, par principe, incapable d’entendre l’appel comme appel et de se penser comme celui auquel s’adresse cet appel de l’être. Détourné de son essence propre, c’est-à-dire de la vérité de l’être, il ne rencontre plus que lui-même et, c’est le second point de vue, prend la figure du maître et seigneur de la terre. En quoi ces deux perspectives sont-elles distinctes ou mieux, pourquoi l’homme errant – et « l’essence de l’errance repose dans l’essence de l’être en tant que le danger »   – en vient-il à se figurer maître et seigneur de la terre ? Nous ne saurions répondre à cette question sans déterminer la provenance de cette « figure ». Elle n’est pas grecque mais biblique. Dans la traduction luthérienne de la Bible l’expression « der Herr der Erde » désigne Dieu lui-même tel qu’il se révèle à Israël et en Christ. Non seulement Luther traduit toujours le nom de Yahvé par « der Herr », le seigneur, mais encore celui-ci reçoit le titre de « seigneur de la terre » dans un psaume, où il est écrit : « Les montagnes fondent comme de la cire devant le seigneur, devant le maître de toute la terre. »   Dieu est invoqué sous ce même titre dans l’évangile de Matthieu par Jésus qui, à propos de la bonne nouvelle, dit : « Je te bénis, père, seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux prudents et de l’avoir révélé aux petits », ou par saint Paul qui, citant le psalmiste, déclare : « Tout ce qui est vendu au marché, mangez-le sans poser de question ni en charger votre conscience car la terre est au seigneur et ce qui la remplit. »   Qu’implique cette seigneurie divine sur la terre et les cieux ? Rien d’autre que la foi en Dieu créateur. Dieu est le maître et seigneur de la terre parce qu’il en est le créateur, parce qu’elle est sa création, parce qu’il peut en changer le paysage en faisant disparaître les montagnes. Mais, créateur de la terre, Dieu l’est également de l’homme. Quel est alors le rapport de celui-ci à celui-là ? Selon le récit sacerdotal de la création qui ouvre la Genèse, « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ». Comment comprendre ici ce caractère d’image ? Le verset suivant fournit la réponse : « Et Dieu les bénit et leur dit : soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la et dominez sur les poissons de la mer et les oiseaux du ciel, sur le bétail et sur tous les animaux qui rampent sur terre. »   En quoi ce verset permet-il d’élucider la détermination de l’homme comme « image de Dieu » ? Si le terme d’image n’est pas pris en un sens formel mais fonctionnel, assimilant des actes plutôt que des états, l’homme peut être qualifié d’image de Dieu puisqu’il soumet la terre et les animaux à l’instar de Dieu qui règne sur l’ensemble de la création. L’homme est à l’image de Dieu en tant que dominateur et parce qu’il en est le mandataire. Il faut d’ailleurs souligner la violence des expressions qui décrivent cette domination de l’homme sur la terre puisque les verbes hébreux traduits par « soumettre » et « dominer » signifiaient d’abord « fouler aux pieds », « piétiner » et désignaient le pressurage du raisin.