Les choix d’un gouvernement en matière fiscale, militaire ou économique relèvent d’une intention politique, et on n’a garde de mettre sur le même plan la décision qui engage la responsabilité des gouvernants et du législatif avec les modalités de son application, incombant à une administration qui élabore les décrets. Une chose est de concevoir et de promouvoir par des choix budgétaires une politique nataliste, une autre d’en répartir les subsides par le canal des services ministériels concernés (même si ce dernier point se révèle, comme on sait, décisif). En outre, les choix politiques portent sur une gamme d’options dessinées par les techniques du moment, ou parfois vont jusqu’à mettre en œuvre un programme de développement ou de recherche technique au service d’un objectif politiquement défini. La volonté franco-britannique de coopération est une chose, la réalisation du tunnel sous la Manche en est une autre, qui appelle la solution de problèmes spécifiques. L’autonomie énergétique d’une nation peut, dans certaines circonstances se voir promue au rang de problème politique urgent ou grave ; la conception d’un programme de construction de centrales nucléaires requiert des compétences techniques qui sont, dans leur ordre, souveraines.
Deux remarques s’imposent.
D’abord, le caractère résolument subalterne du « problème technique » que constitue la mise en œuvre de la décision politique dans cette perspective, où l’on a tendance à le minorer, en sous-entendant qu’il est second, que des solutions multiples peuvent entrer en concurrence sans que cela tire à conséquence. Noter cependant la difficulté de situer l’endroit exact où passe la frontière, puisqu’on sait que les décrets d’application sont plus importants et plus significatifs des intentions politiques profondes que le texte législatif lui-même. Mais il y a plus : l’accompagnement financier d’une mesure est-il à compter au nombre des « problèmes techniques » relatifs à son entrée en vigueur ? « L’intendance suivra ! » N’est-ce pas déjà un choix politique, que la démarcation entre le « politique » et le « technique » ? Ce caractère subalterne du problème technique par rapport au problème politique, Aristote (La Politique et Ethique à Nicomaque), mais aussi déjà Platon (Le Politique, La République, Les Lois), l’avaient fortement marqué.
Mais, et ce sera la deuxième remarque, nous sommes aujourd’hui, à la différence de Platon et d’Aristote, fort soucieux de faire un sort particulier au « problème technique » proprement dit, c’est-à-dire au choix des médiations permettant d’atteindre les objectifs, au dessin technique de ces objectifs. Cela ne nous apparaît pas du tout subalterne. Le problème technique, dans le cadre des programmes « Apollo » de la NASA, faisait figure de défi spectaculaire. A moins grande échelle, il en est de même aujourd’hui du programme spatial européen, par exemple. Le problème technique est reconnu comme digne d’attention, et d’investissement financier et intellectuel. Nous apprécions hautement « l’exploit technique ». Nous ne minimisons donc pas à coup sûr et à tout coup un problème quand nous le qualifions de problème technique.
Cependant, remarquons avec quelle force et demandons-nous au nom de quoi on a pu reprocher, en plus d’une circonstance, au pouvoir politique de s’inféoder, comme on dit, au « complexe militaro-industriel » ou au lobby nucléaire, compris comme autant groupes de pression, ou même d’instances techniques où s’élaborerait véritablement une politique en dehors de tout contrôle des représentants habilités à en débattre dans une démocratie. C’est bien, semble-t-il, au nom du caractère secondaire des problèmes techniques, au nom de leur légitime subordination à des problèmes qui les dépassent. Qu’est-ce que la technocratie, sinon la promotion abusive, délibérée ou subreptice, des problèmes techniques au premier rang des préoccupations des politiques, ou, plus gravement, le parti pris de qualifier de « techniques » tous les problèmes dans l’espoir de leur préparer des solutions « techniques », c’est-à-dire des solutions relevant de la seule compétence des exécutants ?
Dans la situation présente, sur quoi fonder la distinction des problèmes politiques et des problèmes techniques et comment légitimer la prééminence du politique, ou au moins son indépendance ? Une technologie envahissante et insidieuse (mais toute technique n’est-elle pas envahissante et insidieuse ?) impose sa logique et ne mobilise contre elle que la révolte sporadique d’intérêts particuliers s’estimant trahis par leurs représentants politiques officiels et réguliers, et invoquant un droit de regard sur des projets qui les lèsent (exemple récent : le barrage de la Borie, Le Monde, 22 mars 1992). Le crédit dont jouit le « système technicien » (selon l’expression de J. Ellul) et la confiance en la technique comme terrain approprié et moyen canonique de la résolution des problèmes en général, ont pour effet de rendre de plus en plus problématique et même énigmatique, pour beaucoup de nos contemporains, la prétention de certains problèmes à ne pas être seulement des problèmes techniques.