« Lorsqu’en faisant des fouilles dans un marécage, comme c’est arrivé parfois, on trouve un morceau de bois taillé, on dira qu’il s’agit non d’un produit de la nature, mais de l’art ; sa cause efficiente s’est accompagnée de la pensée d’un but auquel l’objet doit sa forme »1. Pour éviter les malentendus prévisibles, notons tout de suite que Kant parle ici (bien que le texte appartienne à la « déduction des jugements esthétiques purs ») de l’« art » en général, aussi bien l’industrie humaine, la technique, que les arts « esthétiques », arts d’agrément et beaux-arts : ces distinctions [23] une carrière, Moorbruch. A quoi tient que nous le reconnaissons immédiatement pour tel ? A cela, qu’il porte sur lui les traces de l’action d’une cause efficiente de son existence procédant techniquement, c’est-à-dire donnant à une matière (le bois) une forme qu’elle n’avait pas au départ, par l’usage d’instruments (couteau, ciseau, etc.) eux-mêmes artificiels, pour en faire un objet ayant une certaine figure (une statue) ou adapté à un certain usage (une massue). L’ensemble de ces traits est résumé par Kant dans la formule d’une « cause efficiente (qui) a été accompagnée de la pensée d’un but auquel l’objet doit sa forme ».
L’action de l’ouvrier, ou de l’artiste, a été précédée et guidée par une représentation de ce que devait être l’objet. Ainsi peut prendre corps l’opposition de l’objet technique d’un côté, sous la double forme de l’objet fabriqué et de l’œuvre d’art, et de l’objet naturel, sous la double forme du galet et de l’organisme, de l’autre. La technique est une causalité efficiente accompagnée de la pensée (chez l’agent) du but à atteindre (dans l’objet). Une « réflexion rationnelle » qui n’existe pas chez les abeilles dont les gâteaux de cire construits avec régularité sont des produits naturels. Comme l’écrira Marx : « L’abeille surpasse, par la structure de ses cellules de cire, l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche » (Le Capital, Livre I, 3e section, chapitre VII, § I). Cela posé, la question reste ouverte : à quels signes extérieurs reconnaît-on l’objet technique ? La réponse paraît être : à sa forme ou à sa figure, qui ne peuvent lui avoir été données que par un agent (humain) et qui renvoient à un « faire » : c’est un « produit », une « œuvre » (Product, Werk, opus) et non un simple « effet ». L’objet archéologique est témoignage, indice, monument, document, mais d’abord énigme… ce que n’est jamais le fossile, à titre d’individu sinon à titre d’espèce.
Comment situer ces vues de Kant par rapport à celles qu’Aristote présente au début du Deuxième Livre de la Physique (et que Kant comme [24] Marx ont évidemment en mémoire) ? Voulant une définition de ce que c’est qu’être par nature (physikos), Aristote la trouve dans l’immanence aux êtres naturels du principe de mouvement et de repos, « immédiatement et à titre essentiel », ce qui les distingue des produits de l’art (fabrication humaine en général) ou choses artificielles, qui n’ont pas « en elles-mêmes le principe de leur production ; les unes l’ont en d’autres choses et hors d’elles, tels une maison et tout objet fait de main d’homme ; les autres l’ont bien en elles-mêmes, mais ce n’est pas par essence, (savoir) toutes celles qui peuvent être par accident causes d’elles-mêmes » (comme le médecin peut être cause de sa santé). Aristote fait allusion à un grand nombre d’objets « poïétiques » façonnés par la technique humaine, la maison, le couteau, la flûte, le navire, la statue, la navette, le plectre et la cithare, la hache etc., où l’on reconnaît l’extériorité du principe de production et de changement : chacun des exemples qu’on vient d’énumérer (et qui proviennent d’œuvres differentes, Physique, Métaphysique, Éthique à Nicomaque, Traité de l’Âme, Politique,) est l’occasion d’une comparaison avec les choses naturelles tournant au désavantage de l’artificiel.
L’existence de ce dernier est dépendante de son auteur, qui a dû et la concevoir et la réaliser (voir Métaphysique Z 7, 1032b). Elle est aussi dépendante de l’art, plus encore que de l’auteur : « quant aux productions de l’art, ce sont celles dont la forme est dans l’esprit de l’artiste (j’appelle forme la quiddité de chaque être)… Il s’ensuit donc logiquement que, d’une certaine manière, la santé vient de la santé, la maison de la maison, le matériel de l’immatériel : car la médecine et l’art de bâtir sont la forme de la santé et de la maison, et par substance sans la matière, j’entends la quiddité » (Métaphysique Z 7, 1032b). L’artisan délibère avant de se mettre à réaliser. Mais « l’art lui-même ne délibère pas, et certes si l’art de construire les vaisseaux était dans le bois, il agirait comme la nature » (Physique II, 8, 199b). L’art (en grec la techne, c’est-à-dire aussi bien la technique de l’artisan que ce que nous appelons les beaux-arts) se caractérise par le fait qu’il produit quelque chose, un objet qui n’existait pas, comme la maison ou la statue, ou un état de choses, comme la santé, et par le fait qu’il agrège un ensemble cohérent et efficace de savoir-faire. C’est de lui, et non de l’artiste, comme le lui fait dire un [25] commentaire aussi affadi qu’anachronique, qu’Aristote enseigne qu’il « imite la nature » ou bien qu’il « exécute ce que la nature est impuissante à effectuer » (Physique II, 8, 199a).
Bien qu’elle soit donnée dans la Physique, c’est-à-dire à propos de la nature et des êtres naturels, la théorie aristotélicienne des causes doit beaucoup à la considération de l’objet technique. Combien d’exposés scolaires de la quadripartition des causes ne se réfèrent qu’au seul exemple de la statue ! La plupart des illustrations proposées par Aristote lui-même pour la cause au sens de cause matérielle (l’airain de la statue, l’argent de la tasse), au sens de cause formelle (le rapport de deux à un des longueurs de corde engendrant deux sons qui retentissent à l’octave), au sens de cause efficiente (l’auteur d’une décision, par rapport à ce qui en découle, ou la statuaire, par rapport à la statue) et au sens de cause finale (la santé, fin en vue de laquelle est accomplie la promenade, ou sont administrés les remèdes et la purgation) sont empruntées à des techniques. Comme si la technique qui imite la nature était le meilleur moyen d’accéder à l’intelligence des productions de celle-ci, et comme si la nature elle-même qu’imite la technique n’avait pas de modèle plus intelligible.
La chose artificielle peut bien nous instruire sur les causes, en tant que celles-ci sont communes aux productions de l’art et à celles de la nature naturante, elle se donne à nous comme non naturelle, selon un partage immédiatement perçu. Pour que Descartes puisse écrire que « toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » (Principes de la Philosophie, Quatrième partie, art. 203), il faudra qu’il ait promu une idée non aristotélicienne de la nature et de la technique : « Lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire ses fruits ». Par ailleurs Descartes se plaint du préjugé qui nous fait prêter aux bêtes « un principe intérieur (d’action) semblable à celui qui est en nous » et suggère qu’un homme qui n’aurait, depuis son enfance, vu d’autres animaux que des hommes et des automates faits à la ressemblance des animaux de ce monde-ci prendrait à coup sûr les bêtes qui sont parmi nous pour de purs et simples automates si on lui permettait enfin de les voir et de les regarder agir (Lettre à Renieri pour Pollot, mars 1638). Le partage entre les êtres naturels [26] et les automates n’est qu’affaire de circonstances et d’éducation. Descartes, pour des raisons d’opportunité, n’insiste pas sur les traits qui font que les animaux (réels) ne sont pas des automates artificiels, mais des vivants naturels : il se borne à écrire dans la Ve Partie du Discours de la méthode que leur corps peut être sans difficulté considéré « comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes » (p. 164). Il insiste sur l’argument qu’il n’y aurait pas de test permettant la démarcation entre nos animaux (choses naturelles) et des automates les prenant pour modèles.
Pour Aristote au contraire, pas besoin même d’un test pour distinguer le produit de l’art et le produit de la nature, bien que l’art imite la nature ; la différence apparaît d’elle-même, dans la mesure où l’imitation est toujours défaillante et où l’idée d’une imitation parfaite n’a pas de sens. Tous comptes faits, l’imitation est une tentative désespérée : un être ne peut se hausser au niveau de son modèle. L’objet technique ou artificiel exhibe son infériorité. Par le lien très lâche qui relie sa matière et sa forme (sa matière est le plus souvent occasionnelle, accidentelle, choisie pour la commodité entre plusieurs également possibles). Par l’extériorité de sa figure par rapport à sa nature (« un lit ne naît pas d’un lit… la figure d’un lit n’en est pas la nature » Physique II, 1) ou l’extériorité de sa quid-dité (« ce que la chose avait à être ») par rapport à sa substance. Dans le Traité de l’âme II, 1, c’est l’exemple de la hache qui donne lieu à cette « variation imaginaire » : « Supposons qu’un instrument, tel que la hache, fût un corps naturel : la quiddité de la hache serait sa substance et ce serait son âme (…). Mais, en réalité, ce n’est qu’une hache ». Par la généralité des fins auxquelles il s’ordonne (les couteaux des couteliers de Delphes, qui servant à couper n’importe quoi, manquent de cette adaptation à des tâches singulières qu’on observe dans les organes des animaux : la nature n’agit pas de cette façon mesquine, face à la technique humaine « de confection », elle illustre la supériorité du « sur mesures ». Même quand l’objet technique est le résultat d’un faire dépassant ce que peut la nature livrée à ses seules ressources (le navire, la maison), c’est par défaut et non par excès qu’il inscrit sa différence. Voilà, entre autres, la raison pour laquelle[27] il n’y aurait aucun sens pour Aristote à parler d’une technique de la nature, par exemple à propos des constructions des abeilles, de la toile de l’araignée ou du nid des oiseaux. L’œuvre d’art elle-même est passible de ce jugement sévère, malgré ce en quoi elle surpasse la nature, comme l’accorde la Poétique lorsqu’elle met la poésie au-dessus de l’histoire.
Ultime écho de la remarque de Kant dont nous sommes partis, les pages de Valéry dans Eupalinos, où Socrate conte à Phèdre l’embarras et l’indécision où le plongea, un jour de sa jeunesse, la découverte, sur le sable où viennent mourir les vagues, de « l’objet du monde le plus ambigu », l’« épave énigmatique », « une chose blanche, et de la plus pure blancheur, polie, et dure, et douce, et légère », grosse à peu près comme le poing. Socrate parle : « Qui t’a faite ? pensai-je. Tu ne ressembles à rien, et pourtant tu n’es pas informe… ». A quel genre d’objets rattacher la chose, « privée de nom », non pas tombée du ciel, mais sauvée des eaux ? La question est inséparable de cette autre : de qui ou de quoi est-elle le produit ? Comment ferait un homme tout à fait sauvage, n’ayant jamais vu de tels objets et ignorant leur usage, pour reconnaître dans nos maisons, nos tables, nos amphores des objets de fabrication humaine ?
Socrate (Valéry) croit trouver une réponse :
« L’homme … fabrique par abstraction ; ignorant et oubliant une grande partie des qualités de ce qu’il emploie, s’attachant seulement à des conditions claires et distinctes, qui peuvent, le plus souvent, être simultanément satisfaites, non par une seule mais par plusieurs espèces de matière. Il boit du lait, ou du vin, ou de l’eau, ou de la cervoise, indifféremment dans l’or, dans le verre, dans la corne ou dans l’onyx… » L’idée est que « les créations humaines se réduisent au conflit de deux genres d’ordre, dont l’un, qui est naturel et donné, subit et supporte l’autre, qui est l’acte des besoins et des désirs de l’homme » (p. 125). L’utilité et la beauté, la solidité et la durée brillent sur les artefacts (p. 129-130) comme l’illustrent le vaisseau de Tridon (p. 138) et le temple d’Eupalinos (p. 86) : elles mêlent intimement leurs effets (p. 130). Les objets techniques sont donc des « objets tout ordonnés à la vie et à la joie de la race vermeille » (p. 146) et l’homme constructeur est le Dieu de ses objets : début d’une nouvelle genèse2.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 43. ↩
Remarquer que l’argument commun à Valéry et à Aristote impliquant la disjonction entre la matière et la forme est plus convaincant quand il s’agit d’objets de bois que d’objets métalliques, d’objets de verre etc. Le métal donne raison à Valéry en ce qu’il avance sur l’abstraction (p. 123) et sur la finalité (p. 12s et p. 127). ↩