Pierre Thuillier (Implosion:281-287) – Descartes

THUILLIER, Pierre. La Grande Implosion. Rapport sur l’effondrement de l’Occident 1999-2002. Paris: Librairie Arthème Fayard, 1995, p. 281-287

Situons bien le point crucial : “la nature”, désormais, était débarrassée de toutes les “âmes” et autres “principes vitaux” que les Anciens y avaient mis. Seules y régnaient des lois déterminées de façon inflexible par le Dieu Ingénieur. Les mécaniciens pouvaient être satisfaits et fiers. Car il ne fallait pas s’y tromper: c’était l’efficacité de leurs machines et de leurs méthodes qui avait conduit l’Occident à considérer la nature comme intégralement “mécanisable”.

Le Français René Descartes avait été le grand promoteur de cette philosophie. Il pensait que, grâce à elle, il serait possible d’édifier une nouvelle « physique », c’est-à-dire une science universelle d’où sortiraient « toutes les autres sciences, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale ». Comme l’indique cette liste, ce grand projet était éminemment pratique. Dans une œuvre qu’admiraient passionnément les Occidentaux, le Discours de la méthode (1637), Descartes l’affirmait avec vigueur : les « notions générales » qu’il proposait devaient contribuer au « bien général des hommes ». Le passage que voici, très célèbre, mérite d’être soigneusement médité : « Car [ces notions] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des deux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

Ces derniers mots résumaient ce qu’on peut considérer comme le programme majeur des Occidentaux modernes : devenir maîtres et possesseurs de la nature. Leur principal souci, à l’avenir, serait de s’approprier la nature et de l’exploiter sans relâche grâce à des méthodes de plus en plus efficaces. Descartes croyait intensément à l’invention et, comme l’indiquait son biographe, voulait même créer une sorte d’École des arts et métiers destinée aux divers représentants des “arts mécaniques”. On y aurait trouvé « diverses grandes salles », une par corps de métier ; et à chaque salle aurait été joint un « cabinet rempli de tous les instruments mécaniques nécessaires ou utiles aux Arts qu’on y devait enseigner ». Des crédits ad hoc auraient été prévus « non seulement pour fournir aux dépenses que demanderaient les expériences, mais encore pour entretenir des Maîtres ou Professeurs ». « Ces professeurs devaient être habiles en Mathématiques et en Physique, afin de pouvoir répondre à toutes les questions des Artisans, leur rendre raison de toutes choses, et leur donner du jour pour faire de nouvelles découvertes dans les Arts. » Plusieurs décennies s’écoulèrent avant que ne fussent créées de telles institutions. Descartes, en tout cas, en avait clairement défini l’esprit, éminemment mécanicien et utilitaire.

Contrairement à ce que suggéraient certains historiens, c’était un bon chrétien. Reprenant un argument proposé par un scolastique du XIe siècle, il avait même prétendu démontrer logiquement et définitivement l’existence de Dieu. En ce sens, on peut voir en lui un grand héritier du Moyen Âge, le parfait théoricien de ce que le professeur Dupin appelait l’activisme christiano-mercantile. Comme ses prédécesseurs théologiens, il avait su magnifier la machine en mécanisant la Création ; comme les bourgeois médiévaux, il avait compris les bénéfices terrestres que cette même machine pouvait procurer.

C’est pourquoi l’Occident a voué un tel culte à Descartes jusqu’à la Grande Implosion. Par son ascendance chrétienne, il apparaissait comme éminemment “respectable” ; et il rendait donc également “respectables” le rationalisme et l’activisme modernes. Tout y était : le projet de dominer la nature et l’alibi de la croyance en Dieu.

Descartes, tout compte fait, a été une sorte de curé laïque merveilleusement adapté aux besoins de la culture bourgeoise. Très vraisemblablement, il était peu lu par les entrepreneurs et les technocrates. Mais ils savaient que ce génie occidental avait une fois pour toutes légitimé toutes les pratiques qui se réclameraient de la Raison. Dans les lycées et les universités, d’ailleurs, une petite aristocratie d’étudiants continuait à puiser dans les Méditations de grisantes leçons de métaphysique : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu ’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses. » Et que dire de la formule fameuse entre toutes : « Je pense, donc je suis » ? Pendant ce temps-là, le reste de la société mettait en pratique une tout autre doctrine : « Je produis, vends et achète, donc je suis. »

Notre groupe, une fois de plus, n’a pu que constater les bizarreries et les paradoxes des coutumes occidentales. Il n’en fallait pas douter : si les sociétés industrielles avaient fait de Descartes une grande figure symbolique, c’était pour des motifs très “réalistes”. Il était avant tout l’un des pères fondateurs de la science. Son modèle de l’univers, « aussi simple qu’une pièce d’horlogerie », annonçait d’utiles inventions. Comme l’écrivait Louis Rougier, la contribution essentielle du grand homme était à chercher du côté des sciences et des techniques : « La théorie physico-chimique de la vie, la théorie physiologique des émotions, les réflexes conditionnés, le behaviorisme, la cybernétique peuvent l’invoquer comme précurseur. »

Il fallait donc dire merci à Descartes, héraut de la modernité. Mais la médaille avait son revers. Nous l’avons constaté au passage, le cartésianisme consacrait une rupture certainement irréversible entre les hommes et l’Univers. Dans l’histoire poétique de l’Occident, ce fut là un événement décisif, une blessure symbolique dont il n’est jamais parvenu à effacer les traces. Désormais, la Terre et les cieux eux-mêmes seraient perçus comme des objets strictement matériels. À croire que la notion de nature n’avait plus de sens. Pour décrire cette mutation culturelle, Max Weber parlait du « désenchantement du monde » (die Entzauberung der Welt).

Les hommes, tels que les concevait Descartes, habiteraient désormais un univers mort. Et la suite était facile à deviner : dans cet univers mort, ils mourraient à leur tour. Pourquoi les Occidentaux n’ont-ils pas écouté les quelques penseurs lucides qui avaient tenté de les mettre en garde ? Pourquoi ont-ils ignoré, par exemple, le diagnostic formulé en 1935 par l’Allemand Edmund Husserl ? Il voyait dans les débordements tyranniques de la science moderne « la source de toutes nos détresses ». Ce n’était pas par inadvertance qu’il employait un mot aussi fort. Car il insistait : « Notre problème de la crise nous amène à montrer comment il se fait que notre époque moderne, qui, pendant des siècles, put se glorifier de ses succès théoriques et pratiques, s’enfonce finalement dans un malaise croissant et doive même éprouver sa situation comme une situation de détresse. » La conférence dans laquelle Husserl s’exprimait ainsi portait un titre évoquant La crise de l’humanité européenne. Qu’eût-il dit s’il avait pu observer les délires de la décennie 1990-2000 ?

À côté de l’expression de “désenchantement du monde”, il en existait d’autres à peu près équivalentes, par exemple celle de désacralisation du monde. On parlait aussi de décontextualisation. Le mot n’était pas élégant mais désignait un point important : avec l’établissement de la philosophie mécaniste, toute cohérence globale avait disparu. Il n’y avait plus que des éléments interagissant mécaniquement et dénués de toute signification spirituelle. L’homme lui-même ne s’inscrivait plus dans un “contexte”, c’est-à-dire dans un vaste scénario qui aurait touché son imagination et sa sensibilité.

Mais, tout bien pesé, nous avons estimé qu’il était plus suggestif de parler du “désenchantement” opéré par la pensée cartésienne. Dorénavant, aucun enchantement, aucune incantation ne serait plus possible. Les sorcières, autrement dit, n’avaient plus aucune place dans l’univers mécanique. Mieux encore, les modernes n’étaient parvenus à mécaniser le monde qu’en les anéantissant. Plus loin, nous reviendrons sur ce sujet trop souvent esquivé par les “rationalistes”. Mais soulignons d’abord que tous les mythes animistes étaient menacés, non seulement ceux de l’Occident mais ceux des autres civilisations.

Les Chinois, par exemple, discernaient dans l’univers le jeu de deux principes, le Yin (féminin) et le Yang (masculin). Ainsi étaient instaurées entre les hommes et les choses (et entre les choses elles-mêmes) une multitude d’harmonies, de correspondances, d’analogies ou d’oppositions susceptibles de mille nuances. Comme le notait le sinologue Marcel Granet, il n’était pas question en Chine d’élaborer une science “objective” permettant une grossière manipulation de la nature. Au contraire, «c’est grâce à une participation active des humains et par l’effet d’une discipline civilisatrice que se réalise l’ordre universel ». En Chine, écrivait encore Marcel Granet, « l’Homme et la Nature ne forment pas deux règnes séparés, mais une société unique ». Le monde se présentait donc comme un vaste réseau de symboles à décrypter ; grâce à quoi pouvait être organisé un ensemble de coutumes et de pratiques qui intégraient les activités humaines à la vie du Tout. Il était écrit dans le Yi-king (Livre des mutations) : « L’entremêlement constant du Ciel et de la Terre donne forme à toutes choses. L’union sexuelle de l’homme et de la femme donne vie à toutes choses. » La pensée chinoise était en effet « entièrement dominée par la catégorie de sexe ». Un autre sinologue, Robert Van Gulik, confirmait : en Chine, « la relation des sexes est le fondement de la vie universelle ». Pendant une pluie d’orage, le Ciel et la Terre faisaient l’amour ; et ce n’était pas là une simple métaphore “pour faire joli”.

Dans toutes les cultures dites “primitives” existaient des croyances de ce type. Comme dans le monde des sorcières, tout était plein de secrets, d’âmes et de messages. Même les pierres participaient à la vie universelle. «Autrefois, rappelait Erik Gonthier, les météorites venant du ciel apportaient un message des dieux et étaient l’objet de véritables vénérations. » Les cavernes étaient identifiées à la matrice de la Terre-Mère, et « les fleuves Je Mésopotamie étaient eux-mêmes censés avoir leur source dans l’organe générateur de la Grande Déesse ». Le même mot, d’ailleurs, désignait aussi bien une rivière que le sexe de la femme. Avec Descartes, tout cela tombait dans le vil domaine des superstitions. La poésie, la vraie, était donc condamnée. La seule manière non “superstitieuse” de voir la nature consistait à la prendre pour un vaste ensemble de petits rouages. L’univers, à l’avenir, serait dépouillé de toutes ses vertus érotiques ; et l’humanité bien-pensante n’aurait plus avec lui que des relations de maître à esclave. Le désenchantement, c’était aussi la dés-érotisation du monde.

René Descartes, bien sûr, avait seulement donné le coup de cymbales final. Au XVIe siècle, ainsi que le signalait Ioan Couliano, une sévère censure de l’imagination symbolique s’était déjà mise en place. Beaucoup de grands esprits de la Renaissance, certes, avaient eu d’extraordinaires visions. Giordano Bruno, avant de finir sur le bûcher en 1600, avait décrit l’univers comme un grand organisme et n’avait pas hésité à utiliser des images semblables à celles que nous avons rencontrées chez les Chinois : c’était en faisant l’amour que le Soleil et la Terre avaient engendré les créatures vivantes. Mais il y avait eu le protestantisme, c’est-à-dire la Réforme, et celui-ci avait suscité de la part de l’Église catholique la Contre-Réforme (Concile de Trente, 1545-1563). Le lien serré qu’avait établi Bruno entre Éros, imagination et foi n’avait pas résisté. Et Descartes avait installé des cloisons. Dieu avait une petite place à l’origine du monde ; mais la vie de l’âme serait une chose et le culte de la science en serait une autre. Croire, rêver, sentir, aimer, savoir, ces actes fondamentaux s’éparpilleraient sans espoir de retour. « On connaît le résultat, disait le professeur Dupin. L’art s’occuperait du Beau ; la religion du Bon ; la morale de l’Utile ; et la science du Vrai. L’Occidental moderne serait toujours un homme frustré et déchiré. »