La culture technique est l’ensemble complexe des expériences, des habitudes pratiques, des connaissances, des réflexions, qui sont nécessaires pour former une idée adéquate et juste de la réalité technique, ainsi que des valeurs qui y sont liées. C’est « la conscience de la nature des machines, de leurs relations mutuelles et de leurs relations avec l’homme, et des valeurs impliquées dans ces relations » (MEOT, 13). Elle comprend donc non seulement une connaissance suffisante des réalités techniques mais aussi la compréhension de leur mode d’existence, du rôle essentiel de leur genèse par invention et concrétisation, par rapport à toutes les autres causes et conditions de leur production (c’est la différence entre « nécessité interne » proprement technique de leur genèse et « causes extrinsèques », économiques et sociales, voir MEOT, 24), en somme ce dont la première partie et les deux premiers chapitres du MEOT donnent une idée. C’est le dernier mot de la première partie : il y a « nécessité d’une culture technique » (MEOT, 82), si l’on veut pouvoir lutter contre le fait que, de nos jours, « la culture s’est constituée en système de défense contre les techniques » (MEOT, 9), comme si elles étaient hostiles à l’homme, comme si elles ne contenaient pas de la réalité humaine, comme si ce n’était pas de la réalité humaine qu’on ignorait, pour le moins, en ne voulant rien savoir de la réalité technique.
Mais une « culture technique » ainsi entendue n’est pas suffisante aux yeux de Simondon, c’est la « culture générale » ou « universelle », qui compte : ce qu’il faut, c’est « redonner à la culture le caractère véritablement général qu’elle a perdu », et pour cela, « il faut pouvoir réintroduire en elle la conscience de la nature des machines, de leurs relations mutuelles et de leurs relations avec l’homme, et des valeurs impliquées dans ces relations » (MEOT, 13). C’est que la seconde partie du MEOT, qui est l’examen des relations de l’homme avec la technique d’un point de vue historique, social, éducatif et culturel, découvre que la « culture technique » prise en elle-même, séparée du tout, ne possède pas une auto-normativité suffisante et peut être dangereuse (les essais de la cybernétique pour constituer une culture technique universelle le font apparaître, de même que « prise seule, la technicité tend à devenir dominatrice et à donner une réponse à tous les problèmes, comme elle le fait de nos jours à travers le système cybernétique », MEOT, 152). C’est donc nécessairement que « la pensée philosophique doit opérer l’intégration de la réalité technique à la culture universelle, en fondant une technologie » (MEOT, 148, titre du dernier § de la deuxième partie).
C’est que rien ne prouve que la réalité technique objectivée soit indépendante, et se limiter à son étude est donc insuffisant : il faut étudier l’ensemble des rapports de l’homme avec le monde, dont la technicité n’est qu’une des formes, en sorte de les comparer ; il faut étudier la genèse de la technicité dans son essence, en sorte de découvrir d’où elle provient et ce qu’elle engendre. Cette tâche d’enquête génétique est celle de la philosophie”, et c’est l’élaboration de cette genèse complète par cette dernière, rendant son intégrité à la réalité technique sur le mode de l’intuition (modalité propre de la pensée réflexive de la philosophie comme saisie de l’être, c’est-à-dire du devenir, de la genèse, MEOT, 236-239), qui rend possible son intégration dans la culture générale (à proportion, bien sûr, de la réception effective de cette philosophie et des conditions qui la rendent plus ou moins possible et générale). Car la culture esthétique et littéraire n’est pas suffisante pour donner à l’homme la culture équilibrée, dont il a besoin (MEOT, 10, 106-109). Voir Technicité. Au demeurant, il ne s’agit pas de faire, comme dans certains milieux technophiles, la promotion forcée de la « culture technique » ni même de l’intégration de la technique dans la culture ; c’est l’équilibre, qui est la valeur régulatrice de la culture, car celle-ci devrait accueillir tout ce qui permet une vraie spiritualité, c’est-à-dire une présence réelle au monde. Et cette valeur de la spiritualité, quand elle ne réussit pas à se conjoindre avec la culture,” est plus haute que celle de la culture : « la culture donne trop de poids à la spiritualité écrite, parlée, exprimée, enregistrée. Cette spiritualité qui tend à l’éternité par ses propres forces objectives n’est pourtant pas la seule ; elle n’est qu’une des deux dimensions de la spiritualité vécue ; l’autre, celle de la spiritualité de l’instant, qui ne recherche pas l’éternité et brille comme la lumière d’un regard pour s’éteindre ensuite, existe aussi réellement. S’il n’y avait pas cette adhésion lumineuse au présent, cette manifestation qui donne à l’instant une valeur absolue, qui le consomme en lui-même, sensation, perception et action, il n’y aurait pas de signification de la spiritualité » (ILFI, 251-252).
MEOT:
ILFI: