Chateau (Simondon) – Tecnicidade

« La technicité est une des deux phases fondamentales du mode d’existence de l’ensemble constitué par l’homme et le monde » (MEOT, 159). La technicité ne peut se dégager de la seule analyse des réalités qui ont le mode d’existence des objets (voir Objet technique* et Objets techniques et évolution de la réalité technique*). Elle se caractérise comme un rapport de l’homme au monde, un « mode de l’être au monde de l’homme », que l’on ne peut saisir que dans le cadre d’une « interprétation génétique généralisée des rapports de l’homme » au monde (MEOT, 154), dans sa relation à tous les autres modes principaux, considérés comme des « phases » du système d’ensemble de l’homme et du monde. De cette notion de phase, si importante dans l’ontologie de la théorie de l’individuation, c’est ici que l’on trouve sans doute la détermination la plus précise : « Par phase, nous entendons non pas moment temporel remplacé par un autre, mais aspect résultant d’un dédoublement d’être et s’opposant à un autre aspect ; ce sens s’inspire de celui que prend en physique la notion de rapport de phase ; on ne conçoit une phase que par rapport à une autre ou à plusieurs autres phases ; il y a dans un système de phases un rapport d’équilibre et de tensions réciproques ; c’est le système actuel de toutes les phases prises ensemble qui est la réalité complète, non chaque phase prise pour elle-même, une phase n’est phase que par rapport aux autres, dont elle se distingue de manière totalement indépendante des notions de genre et d’espèce. Enfin, l’existence d’une pluralité de phases définit la réalité d’un centre neutre d’équilibre par rapport auquel le déphasage existe. Ce schème est très différent du schème dialectique… » (MEOT, 159).

La technicité se manifestant par l’emploi d’objets (MEOT, 158), fragments détachés du milieu, disponibles transportables et manipulables (emploi analytiquement calculé, opérant progressivement par contact), correspond à un déphasage de l’être au monde magique. La magie (MEOT, 162-170) peut être conçue comme le rapport au monde le plus primitif après la simple existence d’un vivant dans son milieu : c’est une union avec le monde, avant tout dédoublement de la subjectivité et de l’objectivité, dans l’indistinction de la réalité humaine et de la réalité du monde objectif, le monde lui-même possédant une unité de cohésion avec lui-même, qui est sa réticulation (qui le structure comme un tout solidaire bien que de la façon la plus souple) en points-clés, en hauts-lieux, qui sont singuliers, remarquables, privilégiés, auxquels est attachée une efficace propre. Le monde magique se caractérise par un syncrétisme où tout est lié à tout, où l’action peut se réaliser à distance par simple intention et influence, dans l’indistinction du fond et de la figure (la forme déterminée de l’analyse du monde aussi bien que celle des moyens d’agir sur le monde). Il n’y a pas, pour ainsi dire, d’extériorité dans l’intervention de l’homme de la magie sur le monde, c’est le monde lui-même qui se modifie de façon intime et fluide. La relation avec le monde (ses hauts-lieux) est avant tout affective (de respect, de peur, mais Simondon note surtout l’amitié, par exemple pour une montagne qu’on escalade).

Mais il y a dans ce monde magique un germe de dédoublement, quand il devient, en quelque sorte, trop fonctionnel, trop efficace, et que les lieux privilégiés en viennent à apparaître comme des figures distinguées du fond du monde : il tend à se déphaser et à devenir technique. Mais

le mode d’être au monde technique n’est pas vraiment un étranger qui vient remplacer le magique ; il provient lui-même du monde magique par un dédoublement (dans le schème du déphasage, à la différence du schème dialectique, tout se conserve, en un sens, en même temps et selon une relation de différence plutôt que de négation). Le dédoublement de la figure et du fond, en s’objectivant, est aussi celui du sujet et de l’objet, de la réalité humaine et de la réalité du monde extérieur voire étranger, des moyens objectivés d’action sur le monde, détachés de lui, retournés contre lui, du calcul de leur emploi.

Le dédoublement de la figure et du fond est ce qui s’objective dans le déphasage de la technique et de la religion : la technique ne retient que l’aspect figurai, la religion, « l’autre partie du monde magique », le fond (MEOT, 173). Le déphasage du mode d’être au monde magique sous l’influence d’un mode d’être technique est son déphasage en technique et religion. Dans ces conditions, « la religion a donc par nature la vocation à représenter l’exigence de totalité » (MEOT, 173). La technique n’est pas le contraire ou l’opposé de la religion, c’est en quelque sorte son « autre », avec lequel il garde des relations de solidarité et d’équilibre dans la divergence et l’adversité au sein d’une vision d’ensemble du monde, et en tout cas pour ce qui est de son intelligibilité.

Mais il n’y a pas seulement une genèse de la technicité à partir de la magie par déphasage avec l’être au monde religieux ; il y a encore une genèse à partir de la technicité, qui contribue à former sa signification effective et sa portée : la technique, qui se caractérise d’abord par une prise de distance par rapport au monde et par la constitution d’un univers déraciné de moyens et d’objets détachables et transportables, est en cela même un moyen d’investir progressivement le monde dans sa totalité, universellement, sur le mode de l’objectivité analytique et contrôlée ; et en cela elle donne naissance à la pensée théorique scientifique, par déphasage avec la pensée pratique (une « morale pratique », MEOT, 207), qui l’équilibre, en même temps que la pensée religieuse se dédouble elle aussi en mode théorique (l’organisation du dogme en une théologie universelle) et pratique (une éthique religieuse à visée universelle) (MEOT, 208). Dans la tension et l’équilibre du déphasage de l’unité magique primitive en technicité et religiosité, le mode d’être au monde esthétique et artistique (MEOT, 179-201) n’est pas vraiment une phase, mais « un rappel permanent de la rupture de l’unité du mode d’être magique, et une recherche de l’unité future » (MEOT, 160) ; il est au « point neutre » entre ces phases, il est « ce qui maintient le souvenir implicite de l’unité », « ce qui maintient la fonction de totalité », ce qui « cherche la totalité de la pensée et vise à reconstituer l’unité », sur le mode d’une « relation analogique » (MEOT, 179). De la sorte, « son activité sert seulement de paradigme pour orienter et soutenir l’effort de la pensée philosophique » (MEOT, 201), qui est située, elle aussi, au point neutre des phases divergentes. Mais la pensée philosophique doit, quant à elle, être capable d’opérer une synthèse véritable des deux phases fondamentales de la genèse, condition pour la construction de la culture vraiment générale, où chaque forme de pensée peut avoir sa place juste. Car l’esthétique peut être le modèle de la culture, l’annonce et l’exigence ; elle ne saurait être toute la culture. Il revient à la philosophie de veiller à ce que la culture soit rééquilibrée, en y accueillant les valeurs de la technicité, injustement négligées au profit de la culture littéraire et des traces du passé.

« Il existerait ainsi non seulement une genèse de la technicité, mais aussi une genèse à partir de la technicité, par dédoublement de la technicité originelle en figure et fond, le fond correspondant aux fonctions de totalité indépendantes de chaque application des gestes techniques, alors que la figure, faite de schèmes définis et particuliers, spécifie chaque technique comme manière d’agir. La réalité de fond des techniques constitue le savoir théorique, alors que les schèmes particuliers donnent la pratique » (MEOT, 158). Si l’on se souvient que les phases ne sont pas des moments (ou alors au sens logique du terme), en tout cas pas des moments temporels et successifs (pas de phase sans sa phase opposée, et, d’autre part, les différentes formes de pensées se rapportent à des phases ou des fonctions différentes dans le système d’ensemble), on comprendra que la genèse des différentes formes d’être au monde n’est pas seulement l’interprétation d’une évolution historique (et même préhistorique), mais « l’interprétation génétique » de la technicité, l’analyse du système de relations complexes de la technicité et de ce qui n’est pas elle. La genèse de la technicité fait apparaître l’essence de la technicité en évitant de s’en remettre à une simple histoire ou à une simple analyse notionnelle intemporelle.

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