Forme et Information (forme et matière, figure et fond, hylémorphisme, théorie de la forme, théorie de l’information)

« L’intention de cette étude est donc d’étudier les formes, modes et degrés de l’individuation pour replacer l’individu dans l’être, selon les trois niveaux physique, vital, psychique et psycho-social » (IPC, 23, ILFI, 32). Cette étude peut être caractérisée de plusieurs points de vue : une idée de l’individuation sur laquelle tout repose, « l’hypothèse de cette étude », son principe : l’individuation est première et opération première ; une « conception de l’être sur laquelle repose cette étude », qui correspond aux « postulats ontologiques » que ce principe conduit à accepter : l’être est préindividuel et individué, « l’être en tant qu’être est donné tout entier en chacune de ses phases, mais avec une réserve de devenir » (ILFI, 317) ; une démarche générale : la transduction, dont la forme logique est l’opération analogique, et dont la méthode est paradigmatique dans la construction des régimes d’individuation correspondant aux grands domaines de réalité ; enfin, un ensemble de notions qui doivent être réformées ou remplacées par d’autres : « aux notions de substance, de forme, de matière, se substituent les notions plus fondamentales d’information première, de résonance interne, de potentiel énergétique, d’ordres de grandeur » (ILFI, 32).

Forme et information, comme le montre le titre complet de la thèse principale de Simondon (ILFI), sont le principal objet de la réforme des notions qui est entreprise pour penser l’individuation et l’être. La résonance interne est l’état d’un système qui est relation avec lui-même, qui communique avec lui-même, à l’intérieur duquel il y a communication ; communication et relation entre quoi et quoi ? Relation entre des potentiels énergétiques, c’est-à-dire des différences d’énergies potentielles, constituant « un état de tension entre deux réels disparates », « deux ordres de grandeur en état de disparation ». Lorsque se découvre une dimension selon laquelle ces deux ordres de grandeurs ou de réalités disparates peuvent devenir compatibles, alors « l’incompatibilité du système non résolu devient dimension organisatrice dans la résolution », parce qu’elle devient information entre les termes de la tension, faisant d’eux un système dont elle est l’information interne. C’est comme cela que l’on peut caractériser l’état métastable du système, c’est-à-dire en état de s’individuer : « Un tel ensemble de réformes des notions est soutenu par l’hypothèse d’après laquelle une information n’est jamais relative à une réalité unique et homogène, mais à deux ordres en état de disparation : l’information, que ce soit au niveau de l’unité tropistique [la réaction réflexe élémentaire] ou au niveau du transindividuel, n’est jamais déposée dans une forme pouvant être donnée ; elle est la tension entre deux réels disparates, elle est la signification qui surgira lorsqu’une opération d’individuation découvrira la dimension selon laquelle deux réels disparates peuvent devenir système ; l’information est donc une amorce d’une individuation, une exigence d’individuation, elle n’est jamais chose donnée ; il n’y a pas d’unité et d’identité de l’information, car l’information n’est pas un terme ; elle suppose tension d’un système d’être ; elle ne peut qu’être inhérente à une problématique ; l’information est ce par quoi l’incompatibilité du système non résolu devient dimension organisatrice dans la résolution ; l’information suppose un changement de phase d’un système car elle suppose un premier état préindividuel qui s’individue selon l’organisation découverte ; l’information est la formule de l’individuation, formule qui ne peut préexister à cette individuation ; on pourrait dire que l’information est toujours au présent, actuelle, car elle est le sens selon lequel un système s’individue » ILFI, 31). Ce texte très dense exprime de façon ramassée l’ensemble de la conception de l’individuation et de l’être en termes d’information et fait apparaître combien, entre ces notions, sont étroites les relations, qui ne peuvent être dites que de manière multiple.

On voit que la réforme des notions rendue nécessaire par une telle conception de l’être et de l’individuation dépend d’abord et de façon décisive de celle de la notion de forme : « la notion de forme doit être remplacée par celle d’information, qui suppose l’existence d’un système en état d’équilibre métastable pouvant s’individuer » (ILFI, 35).

– « La notion ancienne de forme, telle que la livre le schéma hylémorphique » d’Aristote, ne permet pas de comprendre ce que sont la forme et la prise de forme dans un système, ni un système métastable : elle comprend la forme comme ce qui vient individuer, maîtriser, stabiliser de façon substantielle une matière, dont on fait la supposition irréaliste qu’elle pouvait exister antérieurement sans avoir déjà une certaine forme.

– La conception qui est celle de la « Théorie de la Forme » est déjà beaucoup plus proche de celle dont on a besoin pour penser l’individuation comme opération, dans la mesure où elle pense la forme par rapport à la notion de système et où « elle est définie comme l’état vers lequel tend le système lorsqu’il trouve son équilibre : elle est résolution de tension ». L’opposition entre la matière et la forme du schéma hylémorphique est remplacée par la différence du fond et de la forme (ou figure), qui, d’une certaine manière, permet de penser une différence proche de celle qui existe entre être préindividuel et être individué, on le voit dans le MEOT (I-2-§ II, 56 et suiv.), où Simondon montre comment le « fond » est une réserve sans fond de formes, avant même qu’elles n’existent, il est ce qui est déterminant énergétiquement dans les formes, ce à quoi elles « participent ». Mais la Gestalttheorie méconnaît la notion d’état métastable, elle ne reconnaît que l’état d’équilibre stable comme possibilité d’équilibre pour un système.

– Aussi Simondon présente-t-il comme un perfectionnement de la « Théorie de la Forme » son remplacement par une théorie de l’information. Seulement, il convient de ne pas confondre l’information avec ce que tend à en faire « la théorie technologique de l’information, tirée d’abord par abstraction de la théorie des transmissions », qui traite l’information comme une réalité déterminée, qu’il s’agit d’émettre ou de recevoir, alors que c’est la relation réciproque entre les deux pôles de la communication qui en est la condition. L’information n’est pas définissable à partir d’un seul terme (pôle) mais du système que forme l’ensemble ; et sa compréhension comme négentropie (entropie négative), c’est-à-dire comme correspondant à l’inverse des processus de dégradation dans un système fermé (ILFI, 542), permet de voir dans cette conception de l’information un instrument pour penser l’individuation et l’apparition des formes et structures individuées dans l’être envisagé comme système métastable.

Ce qui est notable, ici, c’est que, dans les divers essais, depuis l’Antiquité, pour penser la forme, c’est « la même visée que l’on retrouve : celle qui cherche à découvrir l’inhérence des significations à l’être » (ILFI, 35). C’est ce qui fait la supériorité de ces conceptions par rapport à celles qui cherchent le principe de l’être dans une substance déjà individuée, que ce soit un être élémentaire insécable et substantiel dont les corps sont composés (comme dans tous les atomismes, depuis Démocrite jusqu’au conceptions scientifiques contemporaines), ou bien un être ou un principe capables de produire ou de créer les autres individus : car ces conceptions cherchent toutes à rendre compte de l’être à partir d’un principe qui ne coïncide pas avec l’être lui-même. En revanche, les essais pour rendre compte de l’être (des êtres) à partir de la forme (même quand ils ne sont pas entièrement satisfaisants), cherchent « à découvrir l’inhérence des significations à l’être ». Simondon se range lui-même dans cette tradition et ne cherche pas les significations de l’être en dehors de l’être mais à même l’être. Il cherche, comme ceux-là, cherchant seulement à être plus conséquent et plus radical, comment l’être lui-même (l’étant, l’être individué) est susceptible de révéler ce qu’il en est de « l’être en tant qu’être » : « cette inhérence, nous voudrions la découvrir dans l’opération d’individuation » (ibid.).

ILFI:

MEOT:

Gilbert Simondon