Ellul – Le Bluff technologique

Ce livre s’appelle Le Bluff technologique. Ce titre fera réagir sévèrement la plupart des passants. S’il y a un domaine dans lequel aucun bluff n’est justement permis, c’est bien celui de la technique ! Les choses sont claires ici : on peut ou on ne peut pas. Quand on dit que l’on va marcher sur la lune, effectivement on marche peu de temps après sur la lune. Quand on dit que l’insertion d’un cœur artificiel est possible, on le fait et on constate que cela marche ! Où est le bluff ? Mais il s’agit ici seulement d’une erreur de lecture. Il me faut recommencer ma protestation au sujet de ce mot « technologie », que l’usage abusif implante dans nos cerveaux, en imitant servilement l’usage américain qui est sans fondement. Le mot technologie, quel qu’en soit l’emploi moderne des médias, veut dire : discours sur la technique. Faire une étude sur une technique, faire de la philosophie de la technique, ou une sociologie de la technique, donner un enseignement d’ordre technique, voilà la technologie (le Robert dit effectivement « technologie : étude des techniques »). Mais cela n’a rien à voir avec l’emploi d’une technique, parler de technologies informatiques pour désigner les emplois des techniques informatiques ou de technologies spatiales pour désigner la fabrication et l’usage des fusées, stations orbitales, etc., c’est une imbécillité. Je sais que ma protestation est vaine en face de l’usage établi par une irréflexion généralisée, une ignorance collective, mais je tiens à justifier mon titre ! Je ne dis pas : Bluff technicien. Je ne cherche pas à démontrer que les techniques ne tiennent pas ce qu’elles promettent, ni que les techniciens sont des bluffeurs. Cela n’a rien à voir. Je dis : Bluff technologique. C’est-à-dire le bluff gigantesque, dans lequel nous sommes pris, d’un discours sur les techniques qui ne cesse de nous faire prendre des vessies pour des lanternes et, ce qui est plus grave, de modifier notre comportement envers les techniques. Bluff des hommes politiques, bluff des médias (tous), bluff des techniciens (quand, au lieu de travailler à leurs techniques, ils font des discours), bluff de la publicité, bluff des modèles économiques…

Cette découverte du bluff me conduisait dans d’étranges domaines. Le bluff consistait essentiellement à réordonner toute chose, de façon exemplaire et proclamée, en fonction du progrès technique, qui dans sa prodigieuse diversification offrait à l’homme dans toutes les directions des possibilités tellement variées qu’il ne pouvait songer à quoi que ce soit d’autre. Le discours tenu sur la technique était un discours non pas de justification des techniques (elles n’en ont plus besoin), mais de démonstration des prodigieuses puissance, diversité, réussite, de l’application vraiment universelle et de l’impeccabilité des techniques. Et quand je dis bluff, c’est que l’on charge maintenant les techniques de centaines de réussites et d’exploits (dont on ne pose jamais ni les coûts, ni l’utilité, ni les dangers) et que la technique nous est dorénavant présentée expressément à la fois comme la seule solution à tous nos problèmes collectifs (le chômage, la misère du tiers monde, la crise, la pollution, la menace de guerre) ou individuels (la santé, la vie familiale, et même le sens de la vie), et à la fois comme la seule possibilité de progrès et de développement pour toutes les sociétés(2) .Et il s’agit bien de bluff, parce que dans ce discours l’on multiplie par cent les possibilités effectives des techniques et que l’on voile radicalement les aspects négatifs. Mais ce bluff produit des effets déjà considérables. Ce bluff transforme par exemple la technique de raison dernière implicite et inavouée en situation de raison dernière explicite et avouée. Il amène en même temps l’homme à vivre dans un univers de diversion et d’illusion, qui se situait bien au-delà de ce qui était appelé la société du spectacle dans laquelle nous étions il y a encore dix ans. Et il produit enfin une sorte d’entraînement de l’homme dans cet univers, faisant cesser toutes ses anciennes réserves et ses anciennes craintes.