L’automate est une machine porteuse du principe interne de son mouvement qui, en conséquence, garde inscrits en ses composants matériels ou ses actions, l’illusion, le rêve ou la feinte de la vie. Réellement ou virtuellement présent en toutes les cultures, il masque d’autant mieux cette illusion que le « niveau technologique » permet de la mieux prétendre réaliser par des machines autonomes et autosuffisantes.

G. Canguilhem déclare que le « nom signifie à la fois le caractère miraculeux et l’apparence de suffisance à soi d’un mécanisme transformant une énergie qui n’est pas, immédiatement du moins, l’effet d’un effort musculaire humain et animal »1. L’automate cache la cause première de son mouvement et fait croire à son organicité.

L’automate est donc endomécanique. Porteur du principe de son mouvement et détenteur de ses propres lois de fonctionnement, il constitue un fait technique total, qui, malgré ses pouvoirs heuristiques pour la « machine-en-général », ferme l’objet ou l’ensemble sur lui-même. Wiet le définit ainsi : « machine organisée qui, par le moyen de ressorts, imite le [8] mouvement d’un corps animé »2. Wiet a pour souci de « limiter » l’extension de l’objet à un certain type de machine historiquement défini, la machine simple composée de ressorts — l’une des pièces mécaniques les plus élémentaires. L’image de la montre ou de l’horloge s’impose d’elle-même ; cette machine est « organisée », terme qui désigne un ensemble de liaisons nécessaires entre les parties qui la composent. L’Encyclopédie définissant la machine en général, déclare : « Dans un sens général, signifie ce qui sert à augmenter et à régler les forces mouvantes ou quelque instrument destiné à produire le mouvement de façon à épargner ou du temps dans l’exécution de cet effet, ou de la force dans la cause. » L’idée centrale est celle de « mouvement » qui apparaît bien dans les deux définitions précitées. L’Encyclopédie définit ensuite deux catégories de machines : les machines « auxiliaires » directes, celles qui interviennent pour prolonger l’activité humaine et les « machines productrices de mouvement » qui potentialisent cette action en économisant le temps ou en accroissant la force. Dans les deux cas, il s’agit de machines asservies dont l’idéal est constitué par une machine qui serait à elle-même son propre principe de mouvement, ce qui supposerait l’adéquation de sa causalité et de sa finalité. La définition de l’automate correspond à cet idéal.

D’abord, donc, l’automate est machine. Machine particulière sans doute mais qui appartient de plein droit à l’univers des techniques. La différence entre les deux termes tient à sa « vitalité » : lorsque l’on parle de machine, sans autre précision, il ne vient pas à l’esprit des images vitalistes, mais, au contraire, celles d’une réalité dure, matérielle, étrangère à la vie et à l’homme. Ce ne fut pas toujours le cas : le XVII et le XVIIIe siècle connurent un usage beaucoup plus large du vocable qui s’appliquait spontanément à l’homme et, bien sur, aux animaux. Ce qui évoque deux questions : la première porte sur la réduction de l’homme et du vivant à la machine ; le terme automate sert à exprimer cette réduction en la nuançant quelque peu, mais va dans le sens du mécanisme généralisé à la nature et à la vie. La seconde, à l’opposé, considère qu’il faut donner au monde technique un « supplément d’âme » pour le faire entrer vraiment dans la sphère existentielle — le terme « automate » est le signe [9] de cette grâce presque miraculeuse qui permet, en fin de compte, par artifice et métaphore, d’accorder aux machines des qualités extrinsèques pour les sauver à nos yeux d’une étrangeté insurmontable.

On le voit, même endogène et total, l’automate est prétexte à une exploration des marges de la machine. Il met la technique en situation relationnelle — vitale et humaine. Notion totale et différentielle à la fois ; c’est sa seconde ambiguïté.

Ces questions délimitent le cadre de cette étude. Voué à l’apparence, à la facticité, l’automate risque d’y perdre son identité jusqu’à n’être plus que « machine métaphysique » et piège de la raison. On voudra montrer que sa facticité irréductible n’affecte pas sa signification mais au contraire la focalise, sous un mode poétique et imaginaire (qui doit être technologiquement assumé comme tel) hors de la trop simple dualité du théorique et de l’empirique. L’automate relève à la fois de l’empirisme le plus complet et le plus débridé et de l’abstraction la plus haute, philosophique et scientifique. Lorsqu’il atteint à la « dignité mécanique », l’automate devient machine relativement exemplaire et semble perdre ses apparences ludiques au profit d’une solidité de convention ; laïcisé par la raison, il devient à l’occasion modèle heuristique mais son statut n’est pas totalement clarifié pour autant. Membre à part entière de la confrérie des machines, il récupère à l’intérieur de la raison technique l’extériorité poétique et pratique « dépassée » et son exemplarité même le situe, sous l’aspect d’une « ruse », comme machine à la fois semblable et différente, plus « totale » et mieux particularisée.

Il y a donc quelque difficulté à faire correspondre les catégories technologiques traditionnelles (et les classifications courantes) au statut de l’automate. Il y a « quelque chose en lui » qui résiste à toute tentative de définition scientifique et rationnelle, « quelque chose de philosophique ». Spinoza disait que l’homme était un « automate spirituel », idée que Leibniz applique à la monade. Stendhal, dans Le Rouge et le Noir, fait dire à M. de Rénal, parlant de sa femme souffrante : « Il y a toujours quelque chose de dérangé à ces machines compliquées », évoquant la thèse cartésienne de l’homme-machine appliquée à la médecine, thèse que Fontenelle réfute plaisamment : « Mettez une machine de chien et une machine de chienne l’une près de l’autre et il en pourra résulter une troisième petite machine, au lieu que deux montres seront l’une auprès de l’autre toute leur vie, sans jamais faire une troisième montre. Or, nous trouvons par notre philosophie, Mme B. et moi, que toutes les choses qui, étant deux ont la vertu de se faire trois, sont d’une noblesse bien élevée au-dessus de la machine. »3

L’automate est une machine philosophique avant d’être un modèle scientifique, rationnel. Rationalisé, il reste porteur d’une « antinomie » de la raison technologique ; voué à l’empiricité d’une technologie particulariste, il tend toujours à dépasser celle-ci vers des enseignements plus généraux ; constitué en modèle universel, il s’échappe ironiquement de ce cadre, et, fiction de la science, devient thème de science-fiction. Ces différentes ambiguïtés trahissent la fonction propédeutique du modèle « automate » : bien qu’il y ait des stades, une histoire de l’automate, bien qu’il y ait différents degrés de rationalité portant sur lui, il parcourt à la fois, réellement ou virtuellement, tous les modes d’émergence historiques de la raison technique, affectés d’un coefficient variable de valeur et de dignité, et cependant leur résiste à tous. L’automate est inépuisable ; amateurisme invincible et universalité décevante ; il est le labyrinthe de la raison technique à la recherche de ses fondements avérés. S’exercent alors ses propensions au syncrétisme culturel : de l’automate à l’automa(tisa)tion, par réductions successives et généralisations abusives, il devient le malin-génie de la civilisation du progrès ; noyé dans ses propres excroissances, il est le miroir des angoisses humanistes devant la société industrielle et postindustrielle. Ses ambiguïtés s’expriment dans sa définition elle-même : l’automate ou les automates ? Question sans réponse. L’automate et les automates : objet de collection, de musée mais aussi structure logique globale et unitaire. Sa particularité irréductible, appuyée sur la répétitivité des collections et des catalogues, fonde les motifs profonds du dépassement de l’individuel vers le général — l’automate devient schème général et structure logique exemplaire parce qu’il reste particulier, irréductible — en tant que tel, il récupère cette particularité où on l’attendait le moins : dans le mécanisme le plus achevé et la théorisation la plus forte. Descartes affirme que les personnes qu’il voit passer dans la rue peuvent, sous leurs manteaux et leurs chapeaux, n’être que des automates. L’exercice de rhétorique philosophique traditionnelle par lequel on fonde l’existence de l’intersubjectivité passe bien [11] à côté du sens authentique de cet exemple. Descartes affirme que l’homme peut être un automate jusqu’à l’intuition intellectuelle subjective. Rien, en droit, n’interdit à l’automate de prétendre au cogito. Qu’il y parvienne : l’exercice du doute qu’il résume est alors forclos. Et il n’appartient pas à l’homme lui-même de trancher ce débat. L’homme ne peut pas plus nier l’humanité de l’automate qu’attribuer à ce dernier une humanité factice. Intégré au cours de la raison, l’automate devient le vrai « dieu trompeur », qui ne sera jamais totalement soumis. Ainsi l’automate est-il nécessairement un mixte, et comme tel trompeur au sens où Pascal disait que l’imagination était d’« autant plus fausse qu’elle ne l’était pas toujours ». La fausseté de l’automate ne réside pas dans son inhumanité mais dans son ambiguïté. L’automate peut aller jusqu’à l’humanité, peut non seulement imiter la vie mais la condenser — mais « on n’en est jamais sur ». Personnage double et duplice, réellement vivant et non vivant, et particulier (c’est sa « première vitalité »), il est aussi schème et thème scientifique et technique (son particularisme, un moment vaincu, renaît dans la confusion de l’universalité rationnelle et de la totalité fermée sur elle-même).

La fascination que l’automate exerce sur la quasi-totalité des cultures et des époques historiques s’explique par cette duplicité : il est, pour les hommes, non seulement miroir déformant d’une image indécise, mais ferment de critique et d’interrogation. L’automate est au centre des frottements des catégories logiques, au point où les savoirs se heurtent, se nouent et se dénouent. Ses racines mythologiques, philosophiques, théâtrales, puis physiques, biologiques, techniques enfin lui confèrent la vocation de « pierre de touche » d’une vision globale du savoir et des pouvoirs.


  1. G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1965. p. 104. 

  2. Daumas et collaborateurs, Histoire générale des techniques, t. 1, Les Origines de la civilisation technique, 4e partie, chap. « Le Monde musulman », p. 385, auteur : Gaston Wiet. 

  3. Fontenelle, Œuvres complètes, Paris, 1742, t. I, p. 31. 

Jean-Claude Beaune