Judith Schlanger (Organisme) – Les métaphores de l’organisme

SCHLANGER, Judith. Les métaphores de l’organisme. Paris: Harmattan, 1995

Tout ce qui est de notre nature est piège tant qu’il reste implicite et pouvoir dès qu’il devient explicite. D’où le rôle nécessaire et limité des entreprises réflexives : elles ne peuvent ni fonder ni abolir la complexité, mais elles la déploient. Et par là, sans la simplifier ni la réduire, elles l’éclairent en explorant ses reliefs, ses contours et sa riche confusion. Une figure complexe comme celle de l’idée d’organisme, dans ses différents usages analogiques, dans ses divers domaines d’application, ne se laisse pas réduire à l’univocité d’un concept. Elle demande à être saisie en l’un de ses moments historiques — ici, en son centre romantique — ; elle demande à être considérée à travers la spatialité du langage dont elle est le centre. Le discours des analogies de l’organisme est un discours mêlé, disparate, impur. Sa confusion lui est essentielle : il trouve son unité dans la tension de ses dénivellations. Dénivellation entre un usage méthodologique indirect de l’analogie, rapprochement épistémologique qui porte sur les caractères du savoir et non pas sur l’objet du savoir, et un usage substantiel direct qui voit dans la réalité à étudier un organisme réel. Dénivellation de niveau analogique : tantôt la métaphore s’attache au détail concret de la naturalité extérieure, tantôt aux caractères abstraits et élaborés d’une organicité métaphysique. Dénivellation enfin de niveau et de qualité des énoncés. Les uns témoignent du rôle des transferts de schèmes pour la conceptualisation inventive, exprimant ainsi le caractère conventionnel de l’intuition rationnelle. Les autres ont un caractère purement rhétorique, c’est-à-dire visent à persuader et à convaincre plus qu’à prouver, et à gagner l’adhésion plutôt qu’à établir le savoir. Dans un énoncé rhétorique les appuis de l’évidence ne sont pas les reliefs explicites de l’argumentation mais des valeurs préacceptées qui sous-tendent le champ des arguments, si bien que la conviction se gagne par participation. A travers toutes ces dénivellations, la configuration de l’organisme constitue par elle-même un ensemble de schèmes rationnellement surévalués.

La conception romantique de l’organisme s’est essentiellement constituée en fonction d’une antithèse : l’organisme se pose comme le contre-pôle d’un refus, il se pose en s’opposant à l’idée d’un agrégat d’atomes ou de rouages ou d’individus isolés dont la liaison aurait un caractère secondaire en fait et en droit. Et Ton pourrait dire que ce sont les différentes représentations romantiques du mécanisme qui

rationnelle qui ne soit également et motrice et formatrice ; qui ne possède en soi la source et la fin de son dynamisme interne. Pas de totalité inerte, monolithique, non structurée, pas de totalité sans différenciation interne, sans autonomie génétique, et sans animation singulière. L’emprise logique de la notion surévaluée de totalité n’est autre qu’un aspect du succès de l’organisme logique.

Dans cette perspective apparaîtront d’abord, à travers les problèmes biologiques et les problèmes physiques de la philosophie de la Nature, les traits constitutifs de la figure de l’organisme ; puis l’éventail de ses grandes applications : au langage, à la philosophie de l’histoire, à la sociologie, à l’État, et enfin à la personne. Ce qu’on peut espérer gagner par là est double. Historiquement : la consistance d’une figure ou d’un véhicule de rationalité qui a joué un rôle extrêmement important dans l’élaboration de notre paysage d’évidences. Réflexivement : un axe concret d’approche de la pensée, un levier d’interrogations, et pour la maîtrise du connaître quelque chose comme l’ébauche d’un instrument.