« Il ne serait pas exagéré de dire que la qualité d’une simple aiguille exprime le degré de perfection de l’industrie d’une nation. Ainsi s’explique le fait qu’il existe avec assez de légitimité des jugements à la fois pratiques et techniques comme ceux qui qualifient une aiguille d’« aiguille anglaise. » G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques.
Comment un objet technique se distingue-t-il de ceux qui ne le sont pas ? Et cette distinction nous apprend-elle quelque chose sur la technique ?
Le faire se distingue de l’agir, le poiein du prattein, en ce que le premier produit une œuvre où l’opération inscrit sa trace. L’intervention (et l’intervenant ?) laisse sa marque par et dans l’ouvrage. Les objets techniques ne s’opposent pas seulement aux objets naturels, qui sont soit les résultats de l’action des lois causales naturelles générales (le galet) soit les fruits de la génération (l’hirondelle ou la cerise) ; ce sont des œuvres parmi les autres, et il y a lieu peut-être de les différencier d’autres sortes d’œuvres (par exemple artistiques).
On voit tout de suite que i. Toute technique n’est pas un faire, il y a des techniques de l’agir, et de ce fait « technique » et « objet technique » ne se recouvrent pas exactement. 2. A l’intérieur même des techniques du faire, il y a une dialectique incessante de la technique proprement dite, réglant le faire, et du produit « fini », l’objet, qui devient à son tour d’ailleurs le plus souvent élément d’une autre technique. La question est de savoir si l’objet est une « bonne » voie d’accès à la technique, ou si au contraire il lui fausse compagnie. Est-il bon que la technique soit « assujettie » à son objet ? Passe-t-elle tout entière dans son objectivation ?
La définition liminaire de l’ « objet technique » peut se référer à l’usage possible : sera objet technique tout objet susceptible d’entrer, à titre de [22] moyen, ou de résultat, dans les requisits d’une activité technique. L’inconvénient est que le matériau d’une transformation, par exemple le minerai dans le filon d’où le mineur va l’extraire, ou le rocher dans lequel s’enfonce le marteau-piqueur, vont appartenir à l’ensemble, un peu contre notre gré. Mais il est peut-être légitime de les y accepter, dans la mesure où, avant l’action technique qui les prend pour cible ou pour matière première, le rocher et le filon ne sont pas individualisés1 autrement que par le regard du géologue ou par la visée de la géologie. « Sans doute un objet naturel n’est pas naturellement naturel, il est objet d’expérience usuelle et de perception dans une culture. Par exemple, l’objet minéral ou l’objet cristal n’ont pas d’existence significative en dehors de l’activité du carrier ou du mineur, du travail dans la carrière ou dans l’usine » écrit G. Canguilhem2.
La notion d’individu est à prendre en considération. L’individu, c’est d’abord le vivant individualisé par la génération, donc « génétiquement » individualisé. Quand Simondon parle de « genèse » d’un « individu technique » il parle métaphoriquement. L’individu est alors une idée platonicienne, et non un échantillon. La genèse n’est que l’histoire reconstituée de l’invention technique, la genèse de l’idée, de son stade abstrait à son stade concret. Voir Jean-Claude Beaune, « Puissance et contingences de l’individu technique » Kairos (2) 1991. L’artificiel n’a pas d’ontogenèse… L’objet artificiel n’est jamais qu’un pseudo-individu, si on en juge par rapport au vivant ou selon les critères du vivant. Mais est-ce à dire qu’il n’a que la consistance contingente du galet ? On vient de voir qu’il est singularisé par le vouloir ou par l’intervention intentionnelle de l’homme, par la « prise » humaine. ↩
G. Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, p. 16. ↩