« … C’est l’affaire des fabricants de se débarrasser des difficultés techniques. Or la technologie moderne peut s’écrier avec Mirabeau : « Impossible ! ne me dites jamais cet imbécile de mot ! » Marx, Le Capital, I, XV, p. 156.

Chacun a été confronté à l’incident technique, par opposition à 1’« erreur humaine », comme cause possible d’accidents. L’Airbus d’Air Inter s’écrase au Mont Sainte-Odile, près de Strasbourg, le 20 janvier 1992. Le Monde, 22 et 30 janvier 1992, fait le tour de ces possibles. La technique est un domaine (réseau de causalités) où il peut se produire des dysfonctionnements, des surprises, des pannes, des ratés, des défaillances, des imprévus, voire de l’imprévisible. Le diagnostic d’incident technique innocente les agents de conduite (pilote, tour de contrôle, systèmes de sécurité…) mais la technique n’est pas pour cela innocentée ni innocente. Car c’est l’appareil, la fiabilité de ses systèmes, ses concepteurs qui sont aussitôt incriminés.

Passer de l’incident technique au problème technique, c’est passer de l’événement à la structure. De la difficulté passagère, circonstancielle, à la difficulté rémanente et permanente.

Si la technique est la maîtrise des solutions, comment se fait-il qu’on puisse parler de problèmes techniques ? La question est oiseuse, si le problème technique est celui dont la solution est elle-même technique ! Mais il y a aussi des problèmes techniques qui attendent leur solution.

Commençons par énumérer quelques problèmes. Irriguer un plateau désertique ou y aménager autour d’un château des jardins (Versailles) suppose qu’on y conduise l’eau ou qu’on résolve un problème d’adduction d’eau. Le problème se formule à propos et « autour » d’un objectif déterminé au départ, en fonction des intentions des agents humains et en fonction aussi des ressources techniques existantes. Le problème n’est alors rien de plus que l’énoncé d’une liste de ressources à mobiliser pour atteindre un objectif lui-même dessiné par des moyens, en nombre fini, dont on dispose.

Ce n’est pas tout à fait la même chose lorsqu’on se heurte à une difficulté imprévue, à un échec inexpliqué, à un accident ou à une panne. Le problème fait alors, et alors seulement, figure d’obstacle interposé sur notre route, entre nous-même et le but que nous nous étions fixé. Le problème surgit comme un défi à notre imagination. Il n’est plus une simple devinette ni un casse-tête mathématique, il n’est pas encore un problème théorique appelant une refonte du cadre conceptuel et des fondements : il déconcerte notre projet. C’est alors qu’on fait appel au technicien, si on n’a pas la compétence suffisante.

Mais le technicien lui-même, je dirais la technique elle-même, peut se heurter à une difficulté résiduelle. Le problème technique n’est pas seulement le genre de problèmes auxquels la technique peut apporter et apporte effectivement la solution, ou un éventail de solutions, mais les cas où on l’appréhende le plus authentiquement sont ceux où le spécialiste s’avoue « dépassé » par un échec répété et non élucidé, et où les ressources techniques disponibles s’annoncent défaillantes. L’impossibilité technique se présente comme infranchissable. Mais la démonstration d’impossibilité proprement dite est le fait du scientifique : songeons au « mouvement perpétuel », au principe de Carnot… C’est justement parce que « impossible n’est pas technique » qu’il y a toujours des techniciens qui s’attèlent aux problèmes désespérés, comme s’il n’y avait pas pour eux d’« affaires classées ». L’entêtement technique à propos d’une impossibilité (reconnue) prend la forme d’un investissement renforcé et d’un frayage accentué des voies parallèles ou des voies indirectes. Une technique est amenée au bord de ce qu’elle peut faire : la technique n’a jamais dit son dernier mot, si l’on entend par là l’investigation tâtonnante et aventureuse, exploratrice et bricoleuse. Il faut alors noter le troisième sens que peut revêtir l’expression : « problème technique ». C’est, au niveau de la recherche et de l’invention, le défi auquel se mesure la volonté de parvenir à un certain résultat, hors d’atteinte par les méthodes existantes éprouvées.

Sommes-nous alors en mesure de mieux comprendre la spécificité des « problèmes techniques », par rapport aux genres de problèmes dont ils se distinguent d’une façon significative ? Il apparaît que le troisième niveau repéré ci-dessus est le plus intéressant, mais qu’il ne tire son intérêt que du soubassement que lui apportent les deux autres.

D’abord, à quels genres de problèmes différents est-il légitime de les comparer ? On pense tout de suite aux problèmes politiques, aux problèmes moraux ou éthiques, aux problèmes scientifiques.

SÉRIS, J.-P. La technique. Paris: Presses universitaires de France, 1994.

Jean-Pierre Séris