Le problème technique est-il trop facile, trop prédéterminé (on ne se pose que les problèmes que l’on sait ou que l’on peut résoudre…) ou au contraire trop aveugle, désarmé, démuni ? La technique ne conçoit l’aporie qu’en sursis : la technique est inséparable d’une décision de chercher plus avant, sauf cas de stagnation satisfaite. Exposée à la double condition contraignante de la défaillance occasionnelle et de ses propres limites d’efficacité, chaque technique, dont le corps peut être représenté comme une maîtrise de la solution de problèmes, est enrôlée dans une entreprise porteuse qui la dépasse, technique elle-même, volonté de technique plutôt, instinct ou tendance opérant sur les problèmes en suspens. Cette « volonté de technique » ne dissimule pas sa proximité lexicale, avec le « Kunstwollen » (« volonté d’art ») d’Aloïs Riegl1. Celui-ci est, dans le domaine de l’art, une volonté singulière de forme, une normativité propre à un groupe ou même à un individu, alors que nous entendons une intention où peuvent se stratifier des niveaux spécifique, anthropologique aussi bien qu’historique ou micro-historique, et individuel. Le problème technique est minoré et considéré comme subalterne tant qu’on ne le pense que dans le cadre d’une technique donnée, d’autant plus secondarisé d’ailleurs que cette technique est plus performante. Il est majoré en gravité, en importance et en urgence, dès lors qu’il mobilise la volonté de technique, l’aspiration à faire les choses autrement et mieux. La science ne serait-elle que certitude et savoir assuré de sa propre légitimité ? Le pouvoir de résoudre les problèmes en est le corollaire, et tout problème résiduel est un scandale. La science est-elle au contraire tension vers une compréhension différente et supérieure, c’est le problème résiduel qui est sa plus grande victoire, puisque c’est dans sa ligne que s’effectuera la percée. Ce parallélisme entre la volonté de technique et la volonté de savoir ne vise pas à assimiler la science à une technique, pas plus qu’à montrer dans la technique une intention qui serait déjà celle de la science : la science, au sens que nous donnons à ce mot, n’existe pas depuis bien longtemps, alors qu’on ne peut imaginer une existence humaine sans technique. Se poser des problèmes au-delà de ce que l’on sait et peut résoudre, c’est accéder à des problèmes d’une essence et d’un statut bien particuliers. Cette troisième dimension du problème, cette ouverture problématique jamais satisfaite par une solution, mise en évidence par la volonté de technique, ne rapproche pas seulement celle-ci de la volonté de savoir : on l’a déjà aperçue dans la volonté de l’agent rationnel en général, dans le regard jeté sur le problème éthique.
Le risque est apparu plusieurs fois. La volonté de technique ne le rencontre pas seulement. Elle le suscite, donnant au mot risque son sens le plus plein de prix que l’on accepte de payer pour obtenir un certain avantage. Le risque n’est pas seulement la possibilité de perte impliquée par le caractère probabilitaire d’un gain. Il comporte un aspect actif et opératoire, on choisit de le courir alors qu’on pourrait s’en dispenser. A la racine de tout risque, on trouve une option, la tendance appelée plus haut « volonté de technique ». Le saut qui fait le risque (courir le risque) est à la fois volonté de savoir et volonté de faire. Affirmation de plus que l’on ne sait, et ambition de plus que l’on ne sait faire. Seulement le risque n’est pas l’entreprise inconsidérée ou présomptueuse : il est un pari qui calcule, après avoir observé, et il est une audace instruite, tirant profit des leçons du passé. C’est la raison pour laquelle la technique n’est pas seulement possession tranquille de solutions à quelques problèmes, mais aspiration au changement, créatrice de problèmes, pourvoyeuse de solutions qui n’empêchent jamais la question de rebondir et de persister sous une autre forme.
Voir A. Riegl, Die spätrömische Kunstindustrie (Les arts industriels dans l’Antiquité romaine tardive), et E. Panofsky, « Le concept du Kunstwollen », in La perspective comme forme symbolique. ↩