Jean Borella – Sobre Raymond Ruyer e “A Gnose de Princeton”

L’entreprise ruyérienne, on le voit, est très différente de celle d’Auguste Comte fondant la religion de l’humanité, bien que les deux entreprises comportent un point de départ identique, qui est la prise en compte de la science. Mais, cela dit, tout les oppose et l’on serait même en droit de se demander si Ruyer, à quelques égards, ne s’est pas voulu comme l’anti-Comte par excellence. De la religion Auguste Comte retient tout, sauf le noyau proprement théologique. Au contraire, de la religion, Ruyer ne garde presque rien, sauf ce noyau théologique, qu’il conviendrait peut-être mieux encore de nommer théosophique. Assurément, Auguste Comte rejette le terme d’athéisme : « Cette qualification, écrit-il à Stuart Mill, ne nous convient à nous autres qu’en remontant strictement à l’étymologie (…) nous n’avons rien de commun avec ceux qu’on appelle ainsi que de ne pas croire en Dieu, sans d’ailleurs partager en aucune manière leurs vaine rêveries métaphysiques sur l’origine du monde et de l’homme ». En fin de compte, il s’agit pour lui d’opérer, par l’étude de l’histoire des sciences convenablement systématisée, une « réforme de l’entendement », la naissance d’un esprit vraiment positif dans laquelle la question de Dieu n’aura plus aucune signification et n’aura plus à être discutée. Autrement dit, ce qu’Auguste Comte retient de la science, c’est essentiellement la forme méthodologique de sa démarche historique et son efficacité éducative pour l’esprit humain.

Au contraire, ce que Raymond Ruyer retient de la science, c’est son contenu, et, particulièrement dans La gnose de Princeton, le contenu de la science physique, ce qui est assez nouveau. Jusque là, Ruyer s’était occupé de biologie, science dans laquelle, il convient de le souligner, il possédait des connaissances très étendues, plus étendues qu’en physique, comme lui-même le reconnaissait volontiers. Paradoxalement pourtant, c’est précisément la science physique qu’Auguste Comte regardait comme la plus contraire à la théologie, qui selon Ruyer, doit conduire à une théologisation de la connaissance scientifique et qui lui fourni l’occasion pour expose « sa » religion. Au fond, ce que se propose Ruyer, d’une certaine manière, c’est de « renverser » la loi des états. Alors que pour Comte, la considération de la marche de la science éduque l’esprit humain et le conduit nécessairement du théologique au positif, en passant par le métaphysique, pour Ruyer la considération de la cosmologie einsteinienne, comme de la physique quantique, conduit nécessairement l’esprit humain de l’état positif, où l’on enregistre la ponctualité des phénomènes dans l’ici-maintenant et selon le « de proche en proche », à l’état théologique où le monde tout entier envisagé dans l’unité thématique du continuum spatio-temporel, en réalité, c’est-à-dire si nous voulons bien de l’envisager comme vraiment réel, est la dimension visible de Dieu, le cerveau cosmique dont Dieu est la pensée : « Dieu est l’Esprit remis à sa place, fondamentale et primaire, malgré les apparences « émergentistes » qui trompent les cosmogonies superficielles. L’Esprit se fait clavier matériel, avant de jouer, sur lui-même devenu clavier, ses mélodies. Dieu est la Pensée dont le monde constitué est le cerveau ». Ici, comme chez Auguste Comte, la science joue le rôle d’un facteur décisif de conversion, mais de sens inverse. Au trois états successifs du comtisme répondent les trois instances majeures de la pensée ruyérienne : la science, la philosophie, la religion, trois instances qui, fondamentalement recouvrent la même réalité. Cette identité, a vrai dire, n’apparaît dans son effectivité pleinement pratique qu’avec La gnose de Princeton. Avant la publication de ce livre, Ruyer a surtout affirmé, et de la manière la plus forte, la non-séparation de la science et de la philosophie : « Il s’agit, dit-il, dans le seul texte important où il présente formellement sa propre pensée, de collaborer au progrès de la connaissance en travaillant à une Philosophie-Science indivise, capable de se critiquer et de se généraliser elle-même – avec ou sans « spécialiste des généralités » – à mesure que le réel se révèle dans son inépuisable subtilité ». Sans doute le théologien est-il souvent convoqué, dans les œuvres antérieures à la gnose de Princeton. Et Dieu est présent dans tous ses livres, depuis au moins La conscience et le corps, et les Eléments de psychobiologie. Plusieurs des livres ultérieurs (Genèse des formes vivantes ; Néo-Finalisme ; Dieu des religions, Dieu de la Science) représentent d’ailleurs en fait divers extraits d’un immense ouvrage sur Dieu que sa grosseur même rendait peu publiable et dont Ruyer n’a donné que les parties les importantes ; la dernière publiée, en 1970, Dieu des religions, Dieu de la science, est même restée pendant près de vingt ans à l’état de manuscrit.

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