Borella – Ideia de progresso

I. Les trois critères du progrès

a) Tout d’abord l’idée de progrès peut correspondre à une constatation, il y a progrès, dira-t-on, lorsque, dans un processus déterminé, l’état ultérieur est supérieur à l’état antérieur. Notons premièrement que le progrès concerne toujours un processus en devenir propre, c’est-à-dire en devenir par rapport à lui-même, et pas seulement par rapport au devenir général de l’écoulement temporel, sinon, tout processus se déroulant dans le temps devrait s’analyser en termes de progrès, ce qui est absurde. Ecrire une phrase est un processus. Mais le complément n’est pas en progrès sur le verbe du fait qu’il lui est, en français, postérieur. D’autre part, le progrès établit une relation de comparaison entre deux états de ce devenir. Or, pour que la comparaison soit valable, il faut qu’elle soit établie entre des éléments comparables. Enfin, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’apprécier un changement, mais de juger d’une supériorité, il faut disposer d’une norme de référence à laquelle chacun des états considérés sera rapporté afin de déterminer son degré de conformité à la norme. Tels sont les critères auxquelles doit satisfaire le jugement de progrès. Ils sont au nombre de trois : un processus de devenir propre (1), une relation de comparaison entre éléments comparables (2), une norme appréciative (3).

b) Ainsi définie, l’idée de progrès a un sens. Mais il est bien évident, comme nous le verrons, qu’on lui a donné une extension démesurée. Soit l’exemple d’un enfant qui « apprend » à marcher. (Nous mettons le mot apprendre entre guillemets parce que la marche n’est pas tant un véritable apprentissage qu’un développement naturel.) La marche est un processus déterminé. Au stade de l’apprentissage, ce processus est en devenir (1). Nous pouvons comparer les mouvements locomoteurs de l’enfant (2). Enfin la norme appréciative est facile à saisir : atteindre la fin poursuivie, savoir la bonne marche qui est un équilibre moyennant une succession de déséquilibres (3).

D’autres exemples seraient probants. D’une manière générale, chaque fois que nous avons affaire à un processus de développement ou d’apprentissage, il est possible de parler de progrès. Ces processus, d’ailleurs, ne sont pas limités à l’individu. Ils peuvent concerner des groupes humains plus ou moins étendus, et caractériser alors des réalités non plus naturelles, mais culturelles. On peut ainsi parler des progrès d’une religion – on remarquera qu’on parle presque toujours, dans les cas que nous avons envisagés, de progrès au pluriel et non du progrès – puisqu’on satisfait alors aux trois critères que nous avons définis : une religion, à partir de son origine connaît une phase de développement et d’expansion (2) ; enfin, dans ce processus de développement la religion réalise de mieux en mieux son exigence initiale et permanente d’universalité (3). Peut-on conclure que plus le temps passe, plus la religion est parfaite ? Plus l’enfant grandit, plus sa marche est-elle parfaite ? Non. Il arrive un moment où tout processus en devenir propre atteint, sous le rapport déterminé qui fonde le jugement de progrès, un terme qui est sa maturité. Sans doute une danseuse marche-t-elle mieux que l’homme ordinaire, chacun de ses pas est une œuvre d’art, mais elle aussi connaît une limite. On peut même soutenir que sous d’autres rapports que le rapport considéré, il y a régression. L’enfant qui sait marcher perd la souplesse quasi-élastique du petit bébé. La station verticale brise certainement avec la sphéricité vitale du premier âge. Savoir marcher c’est apprendre aussi que jamais nous n’atteindrons le bord de l’espace. De même pour la religion. Sous le rapport de l’expansion, on peut affirmer qu’il y a progrès entre le christianisme du XXe siècle et celui du Ier siècle. Mais sous le rapport de la foi ? Sous le rapport de la qualité de la vertu de religion ? Sous le rapport de la Révélation ? Bien au contraire : dans son essence une religion est parfaite à son origine, puisqu’elle se présente en la personne de son fondateur. Le prophète Muhammad a réalisé la perfection de l’Islam, le croyant ne peut que le prendre pour modèle. Le Christ est le premier-né d’entre les ressuscités ; Il est le garant et le prototype de notre accès à la filiation divine. La Révélation coranique est close à la mort du Prophète, comme la Révélation chrétienne est close à la mort du dernier Apôtre, saint Jean. On peut encore aller plus loin, et considérer que, même sous le rapport de l’extension, les religions connaissent aussi un acmé. C’est un fait que ni l’Islam ni le christianisme n’ont vraiment accru leur extension à partir du XVe siècle. Le monde chrétien et le monde musulman semblent alors à peu près constitués (exception faite pour le Nouveau Monde).

Sans doute y aurait-il lieu pour donner à la notion de progrès toute l’ampleur dont elle est susceptible, d’envisager une troisième sorte de processus, en plus des processus naturels et culturels : ceux que nous appellerons spirituels. Dans sa montée vers Dieu, l’âme humaine, d’une certaine manière, ne connaît pas de terme : cette montée est aussi éternelle que son Objet. On peut ici parler d’un progrès sans fin, bien qu’alors on soit au-delà des catégories critériologiques définies plus haut : devenir propre, relation de comparaison, norme appréciative. Ce processus ad infinitum, comme une danse sacrée, va de perfection en perfection, inépuisablement. Mais c’est une danse immobile, parce qu’en réalité la Perfection suprême est unique, éternellement nouvelle. Il n’y a de progrès infini que vers l’Infini.

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