Au début de 1671, Leibniz lut l’Essai sur les caractères réels de Wilkins et, probablement en même temps, l’Ars signorum de George Dalgamo. Son enthousiasme pour l’ouvrage de Wilkins et son désir de voir l’Essai traduit en latin et diffusé en Europe, apparaissent, après ce qui vient d’être dit, comme pleinement justifiés. Dans l’Essay et dans l’Ars signorum, il avait trouvé (réalisée en partie du moins) la tentative — qu’il avait auparavant souhaitée et entreprise dans sa Dissertatio — de construire une langue universelle qui fût également «artificielle» et «philosophique», c’est-à-dire construite non sur la base d’une correspondance entre dictionnaires, mais sur celle d’une classification des concepts. Les critiques que Leibniz fera à Dalgamo et à Wilkins ne naîtront, on l’a vu, que lors de son séjour à Paris : dans une note écrite dans son exemplaire de l’Ars signorum, ainsi que dans une lettre à Oldenburg (datée de Paris), Leibniz critiquait les deux auteurs anglais en affirmant que, au lieu de construire une langue véritablement «philosophique», c’est-à-dire propre à indiquer les relations logiques entre les concepts, ils s’étaient souciés [206] de créer une langue qui pût faciliter le commerce entre les nations. La langue internationale — ajoutait Leibniz — n’est que le plus petit des avantages qu’offre la langue universelle : celle-ci est avant tout un instrumentum rationis. Mais dans sa façon de concevoir la langue universelle (le terme caractéristique réelle, que Leibniz emploie souvent, vient manifestement de la terminologie baconienne reprise par Wilkins), Leibniz ne s’éloignait pas beaucoup des positions traditionnelles. A cet égard, plusieurs de ses affirmations apparaissent comme particulièrement significatives et aident à montrer la proximité de quelques-unes de ses thèses avec celles que soutenaient les théoriciens anglais de la langue artificielle :

1) la langue universelle ou caractéristique réelle procède d’un système de signes qui «représentent directement les pensées, et non les mots», tels, par conséquent, qu’ils peuvent être lus et compris indépendamment de la langue qu’on parle effectivement.

2) la construction d’une langue universelle coïncide avec celle d’une écriture universelle : «il importe peu que nous voulions construire seulement une écriture universelle, ou également une langue universelle : il est en effet facile, par le même travail, de les produire toutes deux».

3) Tout en déclarant explicitement vouloir s’éloigner de la tradition, Leibniz voit dans les hiéroglyphes égyptiens, dans les caractères chinois, dans les signes qu’emploient les chimistes, les exemples d’une caractéristique réelle : «Je reconnais que les hiéroglyphes des Egyptiens et des Chinois, et, chez nous, les notes des chimistes, sont des exemples de Caractéristique réelle : celle qu’ont établie jusqu’à présent les auteurs, et non pas celle qui est la nôtre».

4) On peut apprendre la langue universelle en très peu de temps («en quelques semaines», répète Leibniz avec Dalgamo) et sert également à propager la foi chrétienne et à convertir les peuples :

Cette écriture ou langue… pourrait être bientôt reçue dans le monde, parce qu’elle pourrait être apprise en peu de semaines, et donnerait moyen de communiquer partout. Ce qui serait de grande importance pour la propagation de la foi, et pour l’instruction des peuples éloignés.

5) L’apprentissage de la langue universelle coïncide avec celui de l’encyclopédie ou de la mise en ordre systématique des notions fondamentales. Le [207] projet de l’encyclopédie est organiquement lié à celui d’une langue universelle, inséparablement : «celui qui apprend cette langue apprend en même temps également l’encyclopédie qui est la vraie porte ouvrant aux sciences».

6) L’apprentissage de la langue universelle constitue, en soi, un remède à la faiblesse de la mémoire : «celui qui aura appris une fois cette langue ne pourra plus l’oublier, ou, s’il l’oublie, il retrouvera facilement tout seul tous les vocables nécessaires».

7) La supériorité de la langue universelle sur l’écriture chinoise vient du fait que les liens entre les caractères correspondent à l’ordre et au lien qui existent entre les choses : «on la pourra apprendre en peu de semaines, ayant les caractères bien liés selon l’ordre et la connexion de choses, au lieu que les Chinois…».

Sur deux points, tous deux d’une importance fondamentale, Leibniz s’éloigne cependant de ces tentatives :

1) Les caractère de la langue universelle ont pour tâche d’exprimer les rapports et les relations qui existent entre les pensées ; comme pour le cas de l’algèbre et de l’arithmétique, les caractères doivent servir à l’invention et au jugement. «Cette écriture, écrit Leibniz en 1679, sera une espèce d’algèbre générale et donnera le moyen de raisonner en calculant, de façon qu’au lieu de disputer, on pourra dire : calculons. Et l’on trouvera que les erreurs de raisonnement ne sont que des erreurs de calcul repérables, comme en arithmétique, au moyen de preuves». Le projet d’une langue universelle ou philosophique, repris par Leibniz avec une nouvelle vigueur, après la lecture des ouvrages de Dalgamo et et Wilkins, pouvait être ainsi rapproché de celui qui était déjà engagé dans le De arte combinatoria et qui visait à la construction d’une ars inveniendi conçue comme un calcul.

2) La construction de la langue universelle conduira ainsi non seulement à la réalisation d’un moyen de communication, mais contribuera également, d’une manière directe, à la réalisation de 1 ‘ars inveniendi. Le nom (signe) qu’on donne, dans la langue universelle, à un objet déterminé ou à une notion déterminée, ne servira pas seulement à apercevoir les relations qui existent entre la chose signifiée et les autres appartenant à la même classe ou espèce, et à déterminer les rapports entre la chose même et les différences et les genres dans lesquels elle est contenue ; cela ne servira pas seulement à indiquer la «position» qu’occupe l’objet dans le système de l’univers, mais également «à indiquer les expériences qu’on doit entreprendre rationnellement afin d’étendre notre connaissance» : [208] J’admets, comme l’exige la chose elle-même, que nous ne pouvons pas jusqu’à présent, à partir du nom que (par exemple) nous avons donné à l’or, déduire ces phénomènes chimiques que le temps et que le hasard nous révèlent, c’est-à-dire tant que nous n’aurons pas rencontré un certain nombre de phénomènes permettant d’en déterminer d’autres… En revanche, le nom qui sera donné à l’or dans cette langue, sera la clé de tout ce qu’on peut humainement savoir de l’or, c’est-à-dire avec raison et ordre. A partir de ce nom apparaîtra également ceci : quelles sont les expériences qu’on doit décider avec raison à propos de l’or.

Bibliografia

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Gottfried Wilhelm Leibniz, Paolo Rossi