La Technique ne s’interroge pas nécessairement sur ce qui est produit par elle. Or c’est l’amputer que de la réduire à sa pure instrumentalité, ou de laisser place à l’illusion de sa neutralité. Il nous faut rompre avec ces obstacles. Ainsi, un objet technique n’est jamais seulement un instrument pur, mais il est pris dans un réseau de significations dont l’efficacité productive n’est qu’un moment. Les textes rassemblés ici sous le titre Minds and machines par Anderson en 1964 constituent un dialogue éclairant pour illustrer la reconnaissance des dépendances imaginaires et des symbolismes culturels et linguistiques de l’objet technique. Si les faits techniques n’ont été considérés que sous des aspects particuliers et réducteurs qui ont faussé leur dimension symbolique et signifiante, c’est parce que la Technologie s’est instituée comme discours univoque sur la Technique, en visant idéalement à se constituer en science normative de la signification des faits techniques. Or essayer un nouveau mode d’investigation par rapport aux positivismes traditionnels est possible. Il aurait principalement pour objet de dévoiler ce qui a été occulté par ces derniers. Ainsi, les énoncés de Minds and machines montrent que, dans tout langage, il y a place pour le déploiement d’un ordre symbolique porteur de représentations. Ils signifient par exemple que par rapport au problème de l’analogie entre un homme et une machine, on ne peut jamais aller au-delà d’une description métaphorique. En conséquence, toute assimilation admise ou contestée de l’homme à la machine n’est jamais factuelle, mais a rapport à des modalités de signification centrées sur la notion de simulation principalement.
Dès le XIXe siècle, autour de la machine automatique va se constituer le fantasme d’une mutation idéale où l’homme aurait hors de lui un autre homme, entièrement artificiel, qui agirait avec une rapidité, une précision, une régulation, une force sans limites. Apparaît alors l’image d’un moment où tout serait transféré, transposé, le geste, la force, la pensée, dans un double parfait. Sur un plan pratique, le développement de l’électronique a suscité une mutation au-delà de laquelle, semble-t-il, il ne resterait plus grand-chose à extérioriser dans l’être humain. La machine actuelle, par exemple, est construite comme un système de connexions avec un organe que l’on dit être un véritable cerveau sensori-moteur assurant le déroulement d’un programme opératoire complexe. Minds and Machines est écrit à l’occasion de l’extériorisation du cerveau moteur et réflexif, dans le contexte où la machine objective la pensée, et où elle pourrait même parvenir aussi à teinter ses jugements d’affectivité. Alors le moment est venu où l’on peut parler de cet artifice qu’est la machine comme pouvant entrer en possession d’une connaissance préétablie de ses actes.
Citons Leroi-Gourhan — Le Geste et la parole, t. 2, page 75 :
« Il est certain que la fabrication de cerveaux artificiels n’est encore qu’à ses débuts et qu’il ne s’agit pas d’une curiosité ou d’un procédé à débouchés restreints et à court avenir. Imaginer qu’il n’y aura pas bientôt des machines dépassant le cerveau humain dans les opérations remises à la mémoire et au jugement rationnel, c’est reproduire la situation du pithécanthrope qui aurait nié la possibilité du biface, de l’archer qui aurait ri des arquebuses… Il faut donc que l’homme s’accoutume à être moins fort que son cerveau artificiel, comme ses dents sont moins fortes qu’une meule de moulin… Une très vieille tradition rapporte au cerveau les causes du succès de l’espèce humaine et l’humanité s’est vue sans surprises dépasser les performances de son bras, de sa jambe ou de son œil… Depuis quelques années, le surpassement a gagné la boîte crânienne et lorsqu’on s’arrête sur les faits, on peut se demander ce qui restera de l’homme après que l’homme aura tout imité en mieux. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que nous savons ou saurons construire bientôt des machines à se souvenir de tout et à juger des situations les plus complexes sans se tromper… l’homme est conduit progressivement à extérioriser des facultés de plus en plus élevées. »
Une telle représentation rend possible un glissement du narcissisme vers la machine : l’homme, dans ses possibilités, se représente dans et par la machine. Ce contexte contient l’idéalité d’une représentation totale et l’humanisation progressive de la machine dans le sens de conférer à l’automate des équivalents mécaniques, non plus seulement du mouvement, tic l’énergie, mais de l’intentionnalité humaine. Il témoigne aussi de la généralisation du transfert de compétences humaines aux éléments de machines actionnées par des systèmes automatiques. Tout cela va donner naissance à un langage sur la machine et à son sujet : ainsi l’association homme/machine et les énoncés caractéristiques qui vont en résulter. Au niveau pratique, les auteurs tenteront par des argumentations particulières de spécifier l’homme ou la machine par un système de contrastes et de ressemblances :
— Scriven énoncera que la machine est et restera une figure totalement préconditionnée.
— Putnam montrera que la machine a comblé aujourd’hui tous les espaces vides qui étaient restés vacants dans les réalisations antérieures.