Abellio – crise des sciences

ABELLIO, Raymond. Approches de la nouvelle Gnose. Paris: Gallimard, 1981

On parle de plus en plus, toutefois, d’une crise des sciences qui, née au XIXe siècle avec l’apparition des géométries non euclidiennes et approfondie au début du XXe par les théories de la relativité d’Einstein et le probabilisme de la mécanique quantique, viendrait subvertir la physique classique en y empêchant le jeu cartésien des dénombrements entiers ou en y introduisant des facteurs « subjectifs » non quantifiables. Cette constatation s’appuie le plus souvent sur ce que l’on appelle, d’une part, les relations d’incertitude de Heisenberg, par quoi l’on affirme la fin du déterminisme, base de la science classique, et, d’autre part, les « paradoxes » de la physique quantique et notamment celui dit d’Einstein-Podolsky-Rosen (EPR) qui détruit, en microphysique, les notions de phénomène « indépendant » et de « système clos », sans lesquelles aucune science, au sens habituel du mot, n’est concevable.

Que cette crise soit un fait, c’est évident, de même qu’on puisse en attendre, pour cette science même, un considérable bond en avant. Mais deux questions se posent alors. La première, à nos yeux la moins importante, est de savoir comment les savants reçoivent cette crise et l’interprètent « scientifiquement ». La seconde, qui nous touche beaucoup plus, est de déterminer si l’on peut, à défaut d’un changement dont on ne saurait attendre en aucune façon qu’il bouleverse les fondements agnostiques de cette science même, espérer au moins assister à la conversion gnostique de quelques-uns de ces chercheurs, que cette crise viendrait éclairer sans d’ailleurs les faire renoncer, personne ne leur demande, à la pratique de leur recherche.

Sans souscrire, loin s’en faut, à la célèbre formule de Heidegger : « La science ne pense pas », on doit bien reconnaître, sur le premier point, que jamais au cours des âges la « philosophie des sciences » n’a donné pareil spectacle de confusion. Concernant par exemple la portée des relations d’incertitude de Heisenberg d’après lesquelles on ne peut connaître à la fois la position et la vitesse des particules subatomiques, il semble bien que certains critiques trop pressés confondent indéterminisme et imprédictibilité. Déjà, dans les années trente, le physicien français Langevin, formé, il est vrai, à la solide école de la dialectique marxiste de la nature, avait fait justice de la prétendue « liberté » dont jouiraient ainsi les particules. Et, sur le paradoxe EPR, même si les toutes récentes expériences du physicien français Alain Aspect ont en fin de compte clos le débat sur la « réalité » du phénomène dit de la « non-séparabilité » des particules incriminées et donné ainsi raison, contre Einstein, à l’école de Copenhague, il faut bien reconnaître, à l’inverse, avec le mathématicien français René Thom, qu’ « il y a une certaine incohérence à affirmer ensemble (comme le fait l’interprétation de Copenhague) qu’un phénomène ne peut être dissocié de l’acte perceptif d’un observateur humain, d’une part, et, d’autre part, que les observations de deux observateurs distincts sont toujours, via une équivalence linéaire, parfaitement comparables ». Ce n’est pas à proprement parler la conscience de l’observateur qui intervient ici mais un appareil d’observation dont le pouvoir séparateur est lui-même limité, car il utilise nécessairement des photons, c’est-à-dire des grains de lumière dont l’ordre de grandeur est le même que celui du phénomène à observer et qui, par conséquent, « perturbent » ce phénomène lui-même — d’où les relations d’incertitude de Heisenberg —, et tout ce que l’on peut dire est alors que ce qui est ici en cause est moins la notion de la « non-séparabilité » — nous préférerions dire l’ « interdépendance » — que celle, infiniment plus générale, de l’intersubjectivité elle-même, que seule, à notre avis, la réduction phénoménologique peut éclairer. Le problème est capital : à ce niveau de la microphysique, cette « indétermination » est, pour nous, nous le verrons, simplement évocatrice d’une interdépendance jouant aussi pour les événements du monde macrophysique, et, plus précisément, d’une relativisation non seulement des faits de toute physique mais de l’histoire elle-même pour la vision transfigurante de la conscience absolue. En sens inverse, en provoquant le retrait de certains savants comme Popper sur des positions néo-positivistes et anti-inductivistes, la crise des sciences a frappé de stérilité l’épistémologie contemporaine : de l’explication scientifique, on ne veut plus retenir que la forme déductive et des lois. Cette tendance n’était pas celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : Whitehead, Thomson, Poincaré, Eddington, Einstein partageaient l’ambition de Galilée et de Newton : expliquer et comprendre. Se référant au jugement très dur porté par le physicien Helmholtz sur la philosophie hégélienne de la nature, les interlocuteurs de René Thom dans son livre d’Entretiens : Paraboles et Catastrophes font remonter le divorce de la « philosophie » et des sciences à Hegel. Il faut d’ailleurs se poser la question de savoir s’il peut exister un domaine propre à ce qu’on pourrait appeler la « philosophie des sciences », une discipline extra-scientifique qui serait ainsi vouée à démêler du dehors les raisons et la portée de la crise actuelle, mais on constate aussitôt que la dichotomie qui s’est établie entre les « scientifiques » d’une part, et les « littéraires » de l’autre (ces derniers occupant très abusivement, au moins en France, la vitrine de la « philosophie » universitaire) concourt gravement à brouiller, s’il en a, les limites de ce domaine et à le couvrir de nuées. Passe encore que les savants ignorent la seule philosophie véritable (qui ne peut être pour nous que transcendantale) : on peut dire que c’est regrettable, mais reconnaître aussi qu’ils ont d’abord à faire leur métier. Même si du fait de l’hétérogénéité des deux hémisphères de la structure absolue, il y a pour nous une séparation radicale entre les sciences et la gnose, il n’en demeure pas moins qu’avec tous les « scientifiques » réalistes, R. Thom et J. Largeault par exemple, nous considérons comme arbitraire et caduque toute démarcation entre les sciences et la « philosophie » de celles-ci. Ignorant le transcendantal, Einstein pensait, et dans son domaine il avait raison, qu’il n’existe pas d’intérêts intellectuels hétérogènes et ne s’arrêtait pas à se demander si un problème ressortissait à sa science ou s’il devait en laisser la solution au « philosophe » de celle-ci. Il est vrai qu’en matière d’éthique, par exemple, il déclarait avoir plus appris chez Dostoïevski que chez les grands « penseurs ». Même indifférence parfaitement légitime chez un mathématicien aussi considérable que René Thom qui ne connaît pas non plus la phénoménologie husserlienne, réduit la « philosophie traditionnelle » à l’introspection et range Heidegger parmi les « existentialistes ». S’intéressant à la « structure absolue », un physicien éprouvé, Basarab Nicolescu, en retient surtout la quaternité équatoriale « tournant en rond dans une mécanicité sans fin ». Au colloque qui s’est tenu à Cordoue en 1979 pour étudier les rapports de la science et de la conscience et dont les actes ont d’ailleurs été publiés sous ce titre (Cf. Science et Conscience, éd. Stock, Paris, 1980), aucune symbiose effective ne s’est produite entre la « philosophie des sciences » et une réelle philosophie de la conscience : les observations du seul phénoménologue présent C. Jambet sont restées sans écho. Mieux même : appliquant avec superbe à cette même phénoménologie la doctrine isolationniste de Monroë, le savant neurologue américain K. Pribram affirmait que le concept d’intentionnalité, trouvé par Husserl chez Brentano qui l’avait lui-même emprunté aux scolastiques, avait été formé par un autre savant américain en… 1967. Quant à Mme M.-A. Tonnelat, intervenant au colloque pour le centenaire de la naissance d’Einstein qui s’est tenu au Collège de France en cette même année 1979 (éd. du C.N.R.S., Paris, 1980), elle estime que « le chemin qui, de Spinoza à Einstein, va de la philosophie à la physique est irréversible ». Je ne vois là aucun chemin et par conséquent aucune irréversibilité. Pour elle, Einstein accomplit Spinoza. Je n’en crois rien. Ces vases ne sont pas communicants . Cependant, s’il y a là l’amorce de quelques conflits de frontières ou de compétences, ce ne sont qu’escarmouches fortuites et de faible portée. Plus graves nous semblent d’autres signes franchement babéliens et qui sont, eux, en provenance de chercheurs hybrides à vocation syncrétiste ayant tendance à effacer les lignes de partage et plutôt vulgarisateurs. Dans un numéro spécial de la revue Nouvelle École consacré à la « physique comme conception du monde » et où l’on estime que celle-ci tend aujourd’hui vers « une réintégration au sein du sacré », on décrit cette dernière comme un « retour aux mythes » et à « la pensée mythique », ce qui, même si la mythologie et le symbolisme reviennent à la mode dans les sciences dites humaines, nous apparaît comme fortement régressif, ce recul devant l’épochè et ce refuge dans la poésie se trouvant d’ailleurs subrepticement liés à la surestimation heideggérienne, elle aussi à la mode, de la valeur ontologique de l’art. Enfin, la confusion s’épaissit encore lorsqu’on livre la « philosophie des sciences » aux littéraires dont un bon exemple est ici l’excellent styliste Michel Serres qui peut, certes, passer pour un savant aux yeux des philosophes mais sûrement pas aux yeux des savants. On rencontre alors des phrases comme celles-ci : « Au commencement était le multiple », ou bien « Au commencement était le désordre ». Qu’est-ce que le « commencement » ? Qu’est-ce que le « multiple » ? Qu’est-ce que le « désordre » ? Jean Largeault remarque que cette façon d’importer des concepts et de travailler en amont de la science est absurde, mais qu’elle n’est pas nouvelle : dans La Pensée et le Mouvant, Bergson en refusait déjà le droit au philosophe. On ouvre alors ce que René Thom, aux Rencontres internationales de Genève, en 1983, a si lucidement appelé « la boîte de Pandore des concepts flous » : indéterminisme, hasard, chaos, bruit, inconscient, etc. qui n’ont, au même titre que le foisonnement abusif des métaphores en « philosophie » littéraire, qu’une générati-vité émotionnelle ou esthétique. « Du non-être ne peut sortir que le non-être », constatait déjà Parménide. Husserl dirait qu’on ne peut pas procéder à la réduction eidétique de ces concepts, en tirer une essence. Il est vrai que la thèse de l’indéterminisme s’accompagne le plus souvent, chez Popper par exemple, de motifs éthiques ou métaphysiques plus ou moins conscients : sauver le libre arbitre naïf. Mais, certes, rappelons-le, ce débat ne possède un semblant de sens que dans l’hémisphère du bas, avant la réduction phénoménologique. Seuls en reconnaîtront la portée ceux qui mesureront la différence de profondeur et de hauteur qui sépare la célèbre formule d’Einstein applicable en bas : « Dieu ne joue pas aux dés avec le monde », et la proposition gnostique évidemment moins connue mais infiniment plus vécue de Maître Eckhart, applicable en haut et tenue en son temps pour hérétique : « Dieu ne commande à proprement parler aucun acte extérieur. »

Nous allons maintenant essayer de répondre à notre deuxième question : dans quelle mesure peut-on attendre de la crise des sciences la conversion gnostique de certains savants ?