En quoi, pour finir, un « problème technique » s’oppose-t-il à un problème scientifique ?

Une belle rencontre historique entre les deux sortes de problèmes est la découverte de l’iode et de son usage thérapeutique. En 1812, Bernard Courtois, un salpêtrier, soumet son embarras (ses appareils métalliques sont corrodés par un produit résiduel de l’opération d’extraction de la soude à partir des cendres de varech) à Clément et Desormes, deux chimistes, qui identifient ce dernier comme une substance nouvelle, que Gay-Lussac nomme en 1814 « iode ». Coindet, médecin genevois, découvre l’application de l’iode à la thérapeutique du goitre. C’est là « un important événement, d’une espèce fréquente en histoire des sciences, celle d’un remaniement théorique procédant d’un échec technique » (G. Canguilhem, Etudes d’Histoire et de Philosophie des Sciences, p. 282). Il faut néanmoins noter que le remaniement théorique est venu cautionner une réussite technique aveugle antérieure, celle de la thérapie du goitre par l’éponge calcinée et les cendres de varech, que la tradition clinique prescrit depuis le XIIe siècle. G. Canguilhem est très sensible à la différence entre problème technique et problème scientifique. Il évoque le cas similaire des brasseurs venus demander à Pasteur de guérir leur bière de ses maladies. Il montre bien que i. le problème technique est une mise en échec, un mécompte, 2. la science, elle, n’en reste pas à l’échec ou au mécompte, elle est capable de se remanier, de reconsidérer ses dogmes… G. Canguilhem renvoie, pour cette belle séquence, au récit de Sir John Herschel, ami de Babbage et de Sir Humphry Davy. Il écrit ailleurs : « Ce qui manque à une technique, ce n’est pas de savoir découvrir la solution de ses problèmes, c’est de savoir généraliser ces solutions » (« La pensée de R. Leriche », Revue Philosophique, 1956).

Que veut dire « problème » lorsque les fontainiers de Florence ou les brasseurs du Nord s’obstinent à faire monter l’eau au-dessus d’une certaine hauteur, ou à pratiquer des fermentations nocives ? C’est attendre de la nature une réponse que celle-ci ne donne pas. Les scientifiques montrent qu’elle ne peut pas la donner. Ils identifient (l’iode, dans l’exemple évoqué ci-dessus). Ils intègrent le schéma technique à un schéma différent, le schéma scientifique. Dans La formation du concept de réflexe, p. 123, G. Canguilhem écrit : « Les questions authentiquement importantes sont les questions mal posées… Une question bien posée n’est déjà plus une question, puisqu’elle renferme tous les éléments de la réponse. Sans paradoxe, une question ne peut, en tant que telle, être que mal posée ».

Dans le cadre d’un système cohérent de propositions certaines, le problème intervient comme devinette posée à l’autre, avec l’irritante condition ou obligation de trouver ce qu’il ne sait pas en ne se servant que de ce que nous savons tous les deux. Le problème technique n’a pas toujours cette pureté formelle dépouillée. L’univers de la technique est un univers d’accidents, d’événements. Le technicien qu’un obstacle imprévu prive du résultat escompté (l’avarie, le pépin, la panne, l’accident, l’erreur humaine, aspects divers de l’aléatoire que toute technique doit arriver à maîtriser ou à neutraliser, dans une première rencontre avec le risque) se trouve devant une situation qui exige de lui 1. un diagnostic et 2. une nouvelle procédure. Mais il n’a pas toujours à sa disposition tous les moyens techniques de diagnostic, de réparation, de substitution (alors que le mathématicien soumis au défi du problème est en possession, du moins on le suppose, de « toute » sa mathématique), et c’est sa deuxième rencontre avec le risque, le risque d’erreur cette fois, dans un jeu « à information imparfaite ». Le technicien manipule des objets matériels, concrets, résistants ou fragiles, jamais dépendants de son seul vouloir. Les problèmes ne sont pas pour lui des exercices d’école forgés à plaisir dans une visée pédagogique ou ludique, mais des incidents de parcours, indépendants des visées humaines, toujours susceptibles de surgir et de le dérouter : il rencontre ici encore le risque, le risque de détruire cela même sur quoi il travaille, ou de se détruire. Il y a aussi, il faut le dire, des problèmes techniques qui sont beaucoup plus que des incidents imprévus de parcours : les problèmes que l’on se pose pour améliorer un procédé de fabrication, pour promouvoir une innovation révolutionnaire. Mais ils se posent rarement avec la netteté des problèmes mathématiques, de même qu’ils se réduisent rarement à leur squelette scientifique.

Les problèmes scientifiques ne se réduisent pas à l’exercice, ludique et pédagogique, suggéré par l’étymologie. Il est devenu banal de reconnaître dans l’histoire des sciences une succession de crises, au cours desquelles les problèmes cruciaux se posent avec une dramatique intensité. On pensera à la « crise des irrationnels » en Grèce au Ve siècle avant J.C. ou à la « crise des fondements » au début de ce siècle, venant inquiéter les mathématiciens dans leurs certitudes les plus profondes. Il est évidemment beaucoup plus difficile de faire jouer ici une opposition massive avec le « problème technique », comme si les sciences « se faisant » et les techniques « au travail » connaissaient des situations tout à fait comparables et se rapprochaient les unes des autres, dans les moments difficiles. Reste à savoir jusqu’à quel point va cette ressemblance, et dans quelle mesure la résolution du problème emprunte dans un cas et dans l’autre le même type de cheminement et de procédures. Est-il toujours (et encore ?) possible de spécifier une problématique proprement, sinon exclusivement, technique ?

SÉRIS, J.-P. La technique. Paris: Presses universitaires de France, 1994.

Jean-Pierre Séris