Janicaud (Puissance) – Cibernética

Du fait de l’universalisation technique au mythe de la transparence mondialement diffusée, la boucle n’est pas encore bouclée : il manque la considération du caractère proprement linguistique de la technique.

Ellul, tout en reconnaissant la « fraternité informulée » qui s’établit entre les techniciens, diagnostique une progression des incompréhensions, une dissociation des formes sociales et des cadres moraux, la réduction du corps social à une collection d’individus ; et McLuhan lui-même s’alarme enfin de voir les média conduire à une « perte d’identité » de l’homme au sein du groupe et prédit que les États-Unis « vont devenir rapidement un tiers monde ». Il faut ajouter à ces facteurs d’incompréhension : la vitalité des fanatismes religieux ou sectaires, l’ardeur des nationalismes.

Si la technique établit et développe un certain type de communication, instaure et renforce la domination de ses grands et petits prêtres : spécialistes, hommes d’affaires, techniciens des relations publiques, son mouvement d’universalisation n’est pas univoque. Ce qu’elle universalise, ce sont surtout, sinon uniquement, ses propres procédés et procédures. Les destructions psycho-ethno-culturelles qu’elle opère pour assurer son emprise libèrent libidos, passions, violences nomadisées. Pour réaliser la grande utopie saint-simonienne d’une communication universelle par la technique, faudrait-il pousser encore plus la technicisation, afin que le système technicien se referme sur le tout social et se confonde avec lui? Nous n’en sommes pas encore là. Même si c’était le cas, la société serait toute différente d’une République des Lettres ou d’une communauté habitée par l’esprit de la Pentecôte; il est probable qu’elle serait encore plus compartimentée, la spécialisation excessive étant compensée, au niveau macrosocial, par un hyperconditionnement : bref, un grossissement extrême des distorsions de communication déjà relevées par Marcuse dans sa critique de l’unidimensionnalité.

Les langues naturelles, trésors vitaux, ne sont pas encore détruites; elles sont plutôt coiffées et même de plus en plus étouffées par un langage informatisé qui fait, de ses réserves et de ses réseaux, des banques et des potentiels de données. L’efficacité obtenue tient évidemment à la rationalisation des programmes, à l’automatisation des opérations; mais, en référence aux problèmes proprement linguistiques, il faut bien voir que l’informatique fait l’économie gigantesque des difficultés phonétiques, puisque sa « langue » n’est « parlée » que par la machine. Le support matériel étant — par exemple — une bande magnétique, nous sommes en présence d’un langage qui n’a plus la corporéité qui lestait la « parole parlante », d’une opacité fragile, infiniment diverse et suggestive — mais aussi, du point de vue opératoire, lourde, retardatrice et imprévisible.

Il faut aller plus au cour du problème pour comprendre pourquoi l’universalisation de la technique crée les apparences d’une communication vraiment et intégralement linguistique, tout en détruisant ses racines vivantes. Qu’est-ce qu’un langage? La question vibre dans l’ambiguïté du terme français : entre le pôle de la langue et celui du code. Que la technique ne soit pas non plus stricto sensu un langage (à supposer qu’on le définisse comme un « système de signes visant la communication »), cela est admissible au niveau des définitions, mais n’exclut nullement de multiples imbrications entre technique et langage. Avant d’examiner ces dernières, marquons — par souci de clarté — la différence entre signe linguistique et objet technique.

Même si l’on définit le langage comme « système de signes », l’objet technique ne saurait se douer des souples qualités du signifiant linguistique. Celui-ci, en effet, du fait de son caractère « arbitraire », se laisse ployer à de multiples combinaisons sémantiques, presque à volonté : témoin le phonème in dans pain, brin, pin, etc. L’objet technique, au contraire, Simondon l’a montré dans des analyses impeccables d’une part n’entretient pas un rapport « arbitraire » avec le matériau, mais aussi et surtout tend vers la « concrétisation », c’est-à-dire vers une autoréférence fonctionnelle au sein de laquelle les parties sont de plus en plus interdépendantes. Éloquente est, à cet égard, la comparaison des bruyants et peu efficaces premiers moteurs à explosion (dont chaque élément allait quasiment de son côté, à hue et à dia) et les moteurs d’aujourd’hui presque parfaitement « intégrés ».

Bien entendu, le problème se complique dans notre société de consommation, du fait que — comme l’a montré Baudrillard — tout un ensemble de connotations non techniques (le système de pratiques publicitaires, en particulier) vient refluer sur la cohérence proprement fonctionnelle des objets techniques : «La connotation d’objet… grève et altère sensiblement les structures techniques. » Ainsi, les tensions vécues dans les pratiques consommatrices portent atteinte à la stabilité du « système technologique », sans que cette perte de stabilité qui hypothèque le « système des objets » puisse être strictement assimilée au mouvement que la parole vient imprimer au trésor de la langue.

Cette différence concédée, revenons aux imbrications entre technique et langage, mais cette fois-ci à un niveau plus essentiel que celui de nos constatations initiales. De multiples fils se nouent entre la technique et le langage, d’au moins trois points de vue. D’abord, la technique moderne suppose l’élaboration et l’application constantes des langages mathématique et informatique Ensuite, toute procédure technique — surtout actuellement — met en jeu moins la parole que l’échange de signes d’entente, d’informations, supposant eux-mêmes un projet minimal commun : point de technique sans un commencement de consensus — celui-ci fût-il superficiel et fragile comme le ciment craquelé de la «détente»; Simondon remarque que la machine est un « geste humain déposé » : on pourrait dire plus généralement que l’activité technicienne est une forme éclatée et matérialisée du langage. Enfin, une fois que la technique s’est constituée en cet immense réseau dynamique que nous connaissons, où chaque progrès s’adosse au capital du travail et de l’inventivité des générations précédentes, le langage vivant (cette fois-ci sans en exclure la parole, pratique de la langue) ne cesse de dénoter les couches d’objets techniques, les procédures, les expériences constituées : la technique devient l’objet du langage quotidien, tout en étant en grande partie son sujet moteur au niveau de la transformation des projets, des attitudes mentales et du vocabulaire.

Malgré ces incontestables et vivaces intrications entre technique et langage, la recherche récente s’accorde pour noter combien la technicisation, en ses effets massifs, desymbolise l’activité humaine. Baudrillard : « Le système objets/publicité constitue… moins un langage, dont il n’a pas la syntaxe vivante, qu’un système de significations : il a la pauvreté et l’efficacité d’un code. » Ellul : « Le système technicien est un univers réel qui se constitue lui-même en système symbolique… La symbolisation est intégrée dans le système technicien. » Cette intégration est saisissable à tous les niveaux de l’expérience actuelle, mais peut-être de la manière la plus frappante et la plus poignante dans la perte des investissements symboliques liés aux « gestuels » traditionnels du travail S’il est vrai que le système technicien s’autosymbolise, il le fait en portant sa propre puissance à un degré supérieur de complexité, c’est-à-dire d’abstraction, pour l’utilisateur ordinaire. Ce que la technicisation menace alors, c’est évidemment la relation à la langue comme telle, mais c’est aussi — solidarité significative — la richesse d’une vie corporelle et de ses gestes.

Ce que nous venons de constater pour les effets, nous pouvons à nouveau l’établir à un plan plus élevé, en remontant de la consommation à la production, de la consommation des objets à la production du code. Norbert Wiener nous y aidera. La cybernétique, au sens strict, est la « science de la commande et de la transmission des messages chez les hommes et chez les machines » : à s’en tenir là, on la rangera bien sagement parmi les autres disciplines scientifico-techniques de pointe (sans faire, d’ailleurs, l’unanimité sur ce point dans la communauté scientifique). Cependant, une réflexion sur l’étymologie du terme cybernétique, mais surtout sur la fonction de la « commande » dans la société actuelle, ainsi que sur la vision du monde proposée par Wiener, doit faire prendre en compte la cybernétique de manière beaucoup plus fondamentale : exactement au sens où Heidegger salue en elle la métaphysique de l’âge atomique. En effet, quand Wiener définit l’information pour exposer sa conception cybernétique du monde, il déborde de loin les acquis techniques de Shannon dans le domaine des télécommunications : c’est l’organisme vivant en rapport avec son milieu et, finalement, la société humaine tout entière qui sont les domaines d’application de cette nouvelle méthode d’intelligibilité qui se prononce sur l’essence du langage et en prend possession : « Information est un nom pour désigner le contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à mesure que nous nous y adaptons et que nous lui appliquons les résultats de notre adaptation… Vivre efficacement, c’est vivre avec une information adéquate. Ainsi la communication et la régulation concernent l’essentiel de la vie intérieure de l’homme, même si elles concernent sa vie en société. »

À quoi Heidegger fait écho, dans un esprit évidemment tout différent de celui de Wiener, mais pour opérer un constat aussi radical quant à la mutation du langage dans son rapport au monde : «… la conception qui fait du langage humain un instrument d’information s’impose toujours davantage. Car c’est la définition du langage comme moyen d’information qui seule a fourni la raison suffisante sur laquelle repose la construction des machines à penser et des grandes machines à calculer. Mais, en même temps que l’information informe, c’est-à-dire renseigne, elle in-forme, c’est-à-dire dispose et dirige » La domination de la sphère scientifico-technique ne se manifeste pas principalement ni principiellement par un « grignotage » du langage « humaniste » traditionnel : c’est l’essence même du langage qui est bouleversée. S’il y a eu prise de pouvoir par la conception scientifico-technique — qui nierait ce fait? —, c’est bien dans le donjon du Logos qu’elle s’est opérée, et non à sa périphérie.

Soit, dira-t-on ; mais tout cela ne démontre-t-il pas, au niveau même de la production (philosophique) du langage comme information, que la technique est devenue, sinon un langage dans sa masse factuelle (il était juste, à cet égard, de récuser l’assimilation entre technique et langage), du moins le champ où advient la nouvelle production du langage? Quand Wiener analyse les échanges entre une centrale électrique et le monde extérieur, il le fait en termes d’information, c’est-à-dire de langage : l’ouverture et la fermeture des commutateurs, des générateurs, etc., «peut être considérée comme un langage propre, ayant son propre système de probabilité de comportement lié à sa propre histoire ».

La pointe de la technicisation : moins un investissement du langage par la technique qu’un investissement de la technique dans le langage. Penser la technique comme « langage-monde » dominant, ce n’est pas — répétons-le — assimiler technique et langage terme à terme, c’est plutôt reconnaître une nouvelle conjonction historiale au sein de laquelle l’instrumentalisation du langage est l’agent décisif de la technicisation.

Patente est l’inversion réalisée par la « prise de pouvoir » cybernétique : alors que jusqu’ici, dans l’histoire de l’humanité, la symbolisation a toujours précédé et même débordé la codification, celle-ci tend à devenir règle d’équilibre et à l’emporter sur les ressources symboliques du langage. Une langue, relation vivante, mystérieuse, multiple et imprévisible au monde, c’est ce que le langage-code technico-scientifique ne saurait remplacer : le langage second du code s’enracine dans des significations plus fines et plus fragiles ; mais le paradoxe dangereux de notre monde consiste à fonder le langage sur son fantôme, à sacrifier la richesse délicate de la symbolisation à la mise en ordre sûre, mais unilatérale, de l’Organisation.