Marejko (Espace) – Uma história de louco

Dès le XVIIème siècle l’espace paraît infini et non plus clos. La nuit étoilée cesse de révéler une voûte et signale simplement une étendue sans limites. Cette infinité n’est évidemment pas constatée mais postulée. L’infini, en effet, ne peut pas être observé: seul un être immortel pourrait le faire. Autrement dit, un être qui, tel Giordano Bruno, se prétendrait capable non pas seulement de postuler, mais encore d’affirmer que l’étendue cosmique est sans limites, serait un être qui se déclarerait du même coup immortel. On comprend ici pourquoi il n’éveilla guère la sympathie des juges de l’Inquisition.

Nous verrons que l’immortalité d’un tel être, loin d’être comparable à la vie éternelle dont parlent la Torah ou les Evangiles, serait en réalité synonyme de cette absence de mort dont nous parlent les malades mentaux et la littérature fantastique.1 Mais, pour l’instant, contentons-nous d’observer qu’aucun mortel de bon sens ne tient en principe des propos qui pourraient le faire passer pour immortel. On conclut qu’un homme sain d’esprit ne pourrait jamais en venir à affirmer que l’espace est infini.

Or, à partir du XVIIème siècle, la science moderne va modifier la culture occidentale de telle sorte que les hommes vivant dans [7] cette culture vont précisément y affirmer l’infinité de l’étendue cosmique. Tout se passe alors comme si une sorte de folie s’emparait des esprits. Car, s’il est vrai que présenter comme une vérité incontestable l’infinité de l’étendue, c’est s’affirmer immortel, la diffusion de la croyance en l’infinité de l’espace (corollaire inévitable, comme nous le verrons, du principe d’inertie sur lequel est fondée toute notre physique) signale des individus s’affirmant immortels (même s’ils ne le pensent pas) et, par là, plus ou moins fous.

Comment la science moderne a-t-elle conduit au postulat puis à l’axiome pratiquement intangible d’un univers infini, alors que par tous nos sens nous percevons de la finitude, des limites, une clôture? Comment ce postulat a-t-il pu nous affecter au point de nous conduire à énoncer comme vraies pour les siècles des siècles des propositions manifestement absurdes ou délirantes (si l’on en fait des propositions nous donnant accès à l’ultime réalité)? Et surtout, comment le postulat fondamental de la physique galiléo-newtonienne a-t-il affecté notre appréhension originaire du cosmos au point de nous faire rejeter les messages les plus élémentaires de nos sens, à savoir la perception d’un cosmos borné, le mouvement du soleil autour de la terre, la non-inertie du mouvement?

On devine l’importance de ces questions lorsqu’on se rappelle que Giordano Bruno ne fut rien moins que brûlé sur un bûcher le 17 février 1600 pour avoir affirmé que la sphère des étoiles fixes n’est pas la limite du monde, que le monde, en fait, n’a pas de limites, qu’il est réellement infini. Aux yeux de ses contemporains, de telles affirmations étaient hérétiques non pas tant parce qu’elles paraissaient issues d’un esprit frôlant la folie, que parce qu’elles plaçaient sur le même plan l’esprit de l’homme et l’esprit divin (ce qui est d’ailleurs une sorte de folie).

Mais au-delà de Giordano Bruno, il faut évidemment regarder dans la direction de Galilée dont le procès est au coeur de toutes ces questions et qui, heureusement, mais aussi curieusement, ne mourut pas, lui, sur un bûcher. Curieusement car Galilée alla en un sens plus loin que Giordano Bruno en affirmant explicitement que l’esprit humain, lorsqu’il examine le monde selon des principes mathématiques, est tout à fait semblable à l’entendement divin. Bien [8] que Galilée n’ait jamais été fou, une telle affirmation ouvre en fait le chemin de la folie, si l’on veut bien admettre que la folie est toujours liée à une sorte de débordement de l’esprit hors de toute limite, hors du principe de réalité.2 Or, affirmer que l’esprit humain est semblable à l’esprit divin, c’est le poser hors de toute limite.


  1. Une patiente de V. Gebsattel ( “Zur Frage der Depersonalisation; ein Beitrag zur Theorie des Melancholie,” Der Nervenarzt, avril 1927) écrit dans son Journal: “La mort serait plus facile, mais la mort n’existe pas … Je suis la mort.” Joseph Gabel qui cite ce passage observe: “Être la mort, c’est une façon d’être immortel.” La fausse conscience, Paris: Editions de Minuit, 1962, p. 149. 

  2. Toute l’oeuvre de Freud est fondée sur cette idée que la maladie mentale est fondamentalement perte de contact avec le réel par refus de se soumettre aux limites imposées par le réel. On peut aussi remonter jusqu’à Auguste Comte, pour qui, “dans des périodes de crises, comme la Réforme protestante ou la Révolution française, l’individu se révolte pour s’ériger en sujet de droit; c’est alors que la subjectivité, jusque-là soumise au double contrôle de la réalité et de la société, fait irruption. L’augmentation des cas de folie est ainsi en corrélation avec le passage d’une période organique à une période de crise; elle se développe en même temps, et pour les mêmes raisons, que l’individualisme”. Roger Bastide, Sociologie des maladies mentales, Paris: Flammarion, 1965, p. 22, souligné par moi.