Marejko – Ciência, um discurso sem sujeito

Excertos de Jan Marejko, Dix méditations sur l’espace et le mouvement

On ne saurait commettre plus lourde erreur que de considérer la condamnation de Bruno puis le procès de Galilée comme de glorieux épisodes dans l’ascension de l’humanité vers l’esprit de libre examen, l’autonomie de la pensée et autres sornettes. En fait, le procès de Galilée, par sa profondeur tragique et par les questions nouvelles qu’il soulève, accompagnera désormais l’humanité comme les deux seuls autres procès qui puissent lui être comparés: celui de Socrate et celui du Christ. Ce qui émerge, à Rome, lors de ce procès, n’est rien moins qu’une coupure avec le passé encore plus profonde que celle qui sépare paganisme et christianisme.

On devine la profondeur de cette coupure lorsqu’on s’aperçoit que l’effet de la science moderne sur la culture occidentale a conduit à l’énonciation de propositions que seul un être immortel ou, en tout cas, un être capable de dépasser toute limite, pourrait proférer. Ce n’est évidemment pas la réalité constatée d’un espace infini qui s’impose au début du XVIIème siècle, mais la réalité d’un discours fondé sur un tel espace. Les hommes ne commencent jamais par percevoir d’abord le réel par leur sens pour le mettre ensuite en mots. Comme on s’en est mieux rendu compte depuis l’oeuvre de Benjamin Lee Whorf, c’est le langage qui vient d’abord et donne ensuite sa forme au réel. Que se passe-t-il donc lorsque le langage d’une civilisation contient des propositions qui placent l’homme au-delà de toutes les limites que lui imposent ses sens et sa situation dans l’espace? La réponse est simple: ces propositions poussent les hommes dans la folie.

Le postulat fondamental de la science moderne (l’infinité de l’univers) a eu un impact très particulier sur notre culture. C’est le moins qu’on puisse dire. Un simple postulat, en principe, ne change rien à notre perception originelle des êtres et des choses. Je peux postuler, à la manière de Lewis Caroll, un univers où les lapins sont des diplodocus et m’amuser à imaginer toutes les conséquences de cette métamorphose. Mais jamais ce postulat ne m’amènera à voir de vrais diplodocus dans les lapins qui gambadent autour de moi, à moins que je ne bascule dans la folie, à moins que (pour employer des termes lacaniens) je ne croie le langage capable de me mettre directement en contact avec la réalité. Mais pour croire cela je dois avoir perdu l’esprit. Plus précisément, pour croire cela, je dois, soit être resté en enfance (dans cette période bienheureuse de la vie où l’on croit que la parole du Père nous donne accès à l’essence même des choses), soit avoir régressé jusqu’à ce stade infantile.1

Or, c’est à un tel mouvement de bascule dans la folie qu’on assiste avec le développement de la science moderne qui, dès qu’elle pénètre dans la culture occidentale, apparaît précisément (et pour des raisons que nous examinerons soigneusement) comme un langage capable, d’une part, de placer l’homme en dehors de toute limitation spatiale et, d’autre part, de le faire entrer directement en contact avec le réel. Ainsi se dessine une convergence remarquable entre un postulat cosmologique (infinité de l’espace) et un nouveau principe épistémologique selon lequel le langage, surtout lorsqu’il est mathématique, donne directement accès au réel. Le postulat galiléen d’une homogénéité entre la nature et l’entendement humain a progressivement acquis la force d’une évidence. Fondamentalement, la nature est simple, et il suffit de raisonner rigoureusement pour suivre ses voies. Voilà ce que la modernité accrédite encore aujourd’hui, malgré les coups de boutoir assénés à ce dogme par la physique quantique et la théorie de la relativité. Dès lors, la science, comme l’a souvent fait observer Jacques Lacan, joue le rôle du maître qui dit le réel. Il n’y a plus de distance entre les propos du maître et ce que ces propos désignent. Cette absence de distance est typique des états délirants. “Les schizophrènes, écrit Geza Roheim, tendent fortement à identifier le mot avec l’objet. ”2

Pour dire le réel tel qu’il est, il faut s’être si bien dépouillé de toute subjectivité que la parole écrite ou prononcée laisse parler les choses mêmes (absence de distance entre le mot et la chose). Pure transparence, cette parole ne fait plus écran entre la réalité et ce qu’elle dit de la réalité. Elle s’est purgée de toute subjectivité, c’est-à-dire de tout enracinement en un lieu de l’espace. Un tel enracinement serait en effet un point de vue subjectif. Or, un discours tenu à partir d’un tel point de vue ne pourrait décrire les choses mêmes: il ne pourrait être objectif. Ou encore, il ne pourrait référer l’esprit directement à l’objet même, car il parlerait de l’objet à partir d’un lieu extérieur à cet objet, incluant nécessairement autre chose que cet objet, c’est-à-dire, répétons-le, un point de vue plus ou moins subjectif sur cet objet. Il référerait donc l’auditeur ou le lecteur et à l’objet et à quelque chose de plus que l’objet: une subjectivité. Voilà pourquoi la parole scientifique ne peut se dire objective qu’en prétendant ne plus provenir de quelque lieu que ce soit à l’intérieur du réel. C’est cette prétention que viendra fonder le postulat d’un espace infini. Seul l’être capable de déclarer l’espace infini se trouve hors de l’espace. Seul lui, peut prétendre parler objectivement du réel, parce qu’il n’y occupe plus aucun lieu particulier et que, par là, il n’a plus de subjectivité. Ici encore apparaissent de troublantes convergences entre science et folie. C’est en effet un lieu commun de toutes les études sur l’hystérie et la schizophrénie, que de souligner les difficultés du malade à habiter en un lieu, à s’orienter dans l’espace.3

Un discours purifié de toute subjectivité, un discours transparent, ne peut plus venir d’un lieu particulier dans l’espace. Pour avoir un topos, un lieu dans le réel, pour être là comme dit Heidegger, ou encore pour être quelque part dans l’étendue cosmique, on ne peut pas être transparent. Traditionnellement, la non-transparence du discours humain (par opposition au discours divin) tient non pas tant à la présence d’un sujet du discours, qu’au corps de ce sujet, corps qui le situe dans l’espace. Le seul lieu duquel puisse provenir un discours est donc le corps du sujet dont la présence, dans le discours qu’il tient, nous interdit d’y voir apparaître les choses telles qu’elles sont. Bref, l’homme ne peut à la fois parler des choses et laisser parler les choses à sa place, tout simplement parce qu’il a une chair, un enracinement dans l’espace, une subjectivité.

Mais s’il tient un discours scientifique, l’homme s’exprime comme s’il n’avait pas de chair, pas de subjectivité. Ainsi perd-il tout topos, tout lieu d’enracinement. Son discours (si tant est que l’on puisse encore employer ce terme) est atopique. Lorsqu’on sait que, comme le souligne constamment la psychiatrie moderne, c’est le langage qui est constitutif du corps et non l’inverse, on peut légitimement demander ce qu’il advient du corps d’un individu tenant un discours scientifique. Qui est celui dont le discours n’est plus tenu de l’intérieur de l’espace cosmique? Quel genre de corps a-t-il? Comment vit-il sa relation à son corps de l’intérieur d’un discours qui exclut le corps?

La science qui, dans la culture moderne, apparaît comme ce qui dit le réel sans jamais interposer quelque subjectivité que ce soit entre son discours et le réel, parle à partir d’un lieu nécessairement situé hors de toute subjectivité. Son discours ne peut pas renvoyer à une chair ou à un corps. Qu’est-ce qu’un discours qui ne renvoie jamais à un corps? C’est en tout cas un discours qui n’a plus d’altérité car il ne provient de personne ni ne s’adresse à personne.

Que le discours scientifique soit à la fois atopique et dépouillé de toute subjectivité n’est pas pure coïncidence. S’il veut parler objectivement, un sujet doit en effet sortir de tout l’espace et personne ne peut rester un sujet ou un corps vivant en sortant de tout l’espace.


  1. Sherry Turkle souligne que, pour Jacques Lacan, la plupart des problèmes et contradictions de la psychologie de l’ego sont provoqués par l’idée qu’il y a une réalité objective. Psychoanalytic Politics: Freud’s French Revolution. New York: Basic Books, 1978, p. 53. 

  2. Geza Roheim, Magic and Schizophrenia, New York, 1955, p. 105 

  3. La thèse de Charles Blondel est très séduisante: s’appuyant sur la philosophie de Bergson, cet auteur montre que l’orientation dans le monde n’est possible qu’à condition que s’effectue une dépersonnalisation des sensations. Autrement dit, pour ne pas tomber dans la folie, chacun doit s’efforcer de se situer dans un temps et un espace homogènes (l’espace-temps de la modernité) où la particularité de sa perception individuelle est éliminée (Charles Blondel parle d’impersonnalisation des impressions reçues). Dès qu’un individu n’arrive plus à fournir cet effort, il bascule dans la folie. Alors, “les objets (pour la conscience morbide) ne se déposent pas pour elle en des points déterminés de l’espace homogène, libres de toute adhérence avec les ensembles subjectifs dont leur perception est contemporaine.” Charles Blondel, La Conscience morbide, Paris: Alcan, 1914, p. 325. Le fou, contrairement à l’homme dit normal, adhère donc à l’unicité de ses perceptions; il ne peut pas accepter l’espace-temps homogène de la modernité. On peut reprocher à Charles Blondel de ne pas poser la question de savoir si l’être normal, celui qui impersonnalise la totalité des impressions reçues du cosmos, n’est pas plus fou encore. Car si le prix à payer pour s’orienter dans l’espace de la modernité, est une négation radicale de la chair (qui personnalise toujours les sensations), on peut se demander si les fous n’ont pas raison de se soustraire à ce marché.