Marejko (Espace) – Rousseau e seus herdeiros

C’est peu dire que l’obstination et la ténacité de Galilée ont porté leurs fruits, puisqu’on peut affirmer, sans exagération, qu’elles ont modifié le cours de la culture occidentale. Les choses sont en train de changer, mais au début du XXème siècle, la philosophie néo-positiviste par exemple, se réclamait encore explicitement de l’épistémologie galiléenne. C’est ainsi qu’on croyait à l’existence de propositions protocolaires, c’est-à-dire d’énoncés collant étroitement aux faits observés et, surtout, “ne contenant rien qui aurait été obtenu par l’interprétation de ce qui se donne aux sens.”1

On ne saurait formuler un programme qui prévoie plus explicitement l’élimination radicale du mouvement de l’esprit vers les choses et donc l’élimination tout aussi radicale de l’espace permettant à l’esprit de se porter vers les choses. Il s’agit de forcer l’esprit à ne plus se mouvoir vers quoi que ce soit en l’obligeant à se concentrer exclusivement sur ses sensations. Le corps s’étend alors aux dimensions du cosmos, s’atopise, et disparaît en tant que corps occupant un point de l’espace. Immergé dans les messages de ses sens, l’esprit se trouve lui aussi dans cette situation d’atopie typique de l’épistémologie moderne. L’esprit n’est plus dans l’espace et se trouve dans une situation telle qu’il peut logiquement affirmer l’infinité de l’espace. Cette affirmation coïncide avec le bannissement de toute activité intellectuelle qui irait au-delà d’un simple décryptage des messages des sens. Décryptage qui implique soit que le corps est le cosmos, soit qu’il n’occupe aucun point dans le cosmos.

Un siècle après Galilée, Rousseau illustrera d’une certaine manière cette coïncidence entre l’infinité de l’espace et l’immersion de l’esprit dans la sensation pure. Il se donne en effet l’illusion d’échapper à la terreur que lui inspire le sentiment d’être désorienté par l’infinité de l’espace en se concentrant sur les infinitésimales vibrations qu’il reçoit de la nature. Ainsi échappe-t-il à cette désorientation terrifiante. L’immersion dans les sensations a pour conséquence d’éliminer toute spatialité: exclusivement concentré sur le murmure de l’eau, le bruissement des feuillages, le souffle du vent, Jean-Jacques n’est plus en aucun lieu de l’espace ou bien, à l’inverse (ce qui revient au même), occupe tout l’espace cosmique. Il est donc exactement dans la position de celui qui tient un discours scientifique et qui parle d’un lieu étranger à toute spatialité. Rousseau, par le biais de son mysticisme panthéiste, occupe lui aussi un lieu étranger à toute spatialité: en faisant, comme dit l’un de ses exégètes, coïncider son corps avec la nature ou le cosmos, il se place hors de la spatialité, position qui lui permettrait (s’il le désirait), d’affirmer l’infinité de l’espace. On a fait de Rousseau le chantre de la subjectivité romantique. En un sens, rien n’est plus faux: c’est à l’élimination de toute subjectivité qu’encouragent ses écrits, du moins si l’on entend par subjectivité un enracinement de l’esprit en un lieu du cosmos grâce à la chair dans laquelle s’incarne cet esprit.

Le programme des lointains héritiers néo-positivistes de Rousseau, à savoir l’élaboration d’un discours ne contenant que ce que nous donnent les sens, n’a pu être tenu. Assez rapidement les travaux du Cercle de Vienne, les ouvrages d’un Karl Popper ou d’un Ludwig Wittgenstein (dans sa seconde période) montrèrent l’impossibilité radicale d’une proposition collant ou protocolant strictement au donné, c’est-à-dire l’élimination de toute subjectivité. Il n’en reste pas moins que l’idée d’un savoir portant exclusivement sur la nature et nous la révélant comme entité distincte de tout arrière-fond métaphysique ou de toute parole religieuse, exerce encore une fascination irrésistible sur les esprits.

Cette idée a aussi une fonction politique essentielle en Occident. Si la nature est saisissable en elle-même et par elle-même, la connaissance de ses règles de fonctionnement peut asseoir la légitimité des régimes laïques. Ou encore, la séparation de l’Eglise et de l’Etat peut paraître fondée en raison aussitôt que la nature semble connaissable indépendamment de tout arrière-fond spirituel, religieux, métaphysique. On comprend ici pourquoi la plupart des philosophes néo-positivistes furent des hommes de gauche en politique. Pour eux, la laïcisation systématique de l’Etat allait de soi, tout comme la laïcisation systématique de la nature. Parce qu’elle permet la critique radicale de toute explication physique s’appuyant sur le surnaturel, l’épistémologie galiléenne permet la critique radicale de tout régime fondé sur l’au-delà des mécanismes de pouvoir à l’oeuvre dans la société civile. La démocratie moderne est comme la traduction, au plan politique, d’une approche de la nature dans laquelle celle-ci est envisagée comme ensemble d’interactions plus ou moins mécaniques et rien que cela. Lorsqu’on sait combien l’image du cosmos ou le rapport à la nature sont déterminants pour la formation de la légitimité politique, on voit aisément quel type de légitimité politique encourage la Révolution scientifique: un pouvoir qui laisse jouer entre eux les éléments de la société, exactement à l’image d’une nature qui, elle aussi, n’est qu’un jeu d’interactions entre des éléments premiers.

Une telle nature ne doit plus être dite dans un logos pour être saisie par l’esprit. Toute parole sur la nature constituerait un opaque obstacle à cette saisie. Ici encore, le parallélisme avec ce qui se passe au plan politique est frappant. Le pouvoir ne se dit plus dans un discours mais se veut simple vitre transparente au travers de laquelle peuvent s’apparaître à elles-mêmes les forces en action dans la société.

Quant à la science, il ne subsiste plus alors, pour elle, qu’une tâche paradoxale et impossible: construire un langage tel qu’il permette de décrire exactement cette nature qui doit pourtant rester hors de tout langage. Tâche absurde, puisqu’une nature saisie hors de tout langage ne peut pas être réintroduite dans un logos. Le verbe, comme dirait Lacan, est inéluctablement symbolique, c’est-à-dire renvoie nécessairement à un au-delà de la matérialité du réel. Mais cette absurdité n’a pas paru constituer un obstacle à l’élaboration d’une nouvelle connaissance du monde.


  1. Viktor Kraft, The Vienna Circle: The Origin of Neo-Positivism, New York: Greenwood Publishers, 1953, p. 118.