Marejko (Espace) – palavra, condição do ser

Une parole, pour pouvoir référer l’esprit à quelque chose en particulier, puis à l’être en général, doit désigner par le verbe un objet situé dans l’espace. Ce mouvement de désignation doit partir de ce qu’un sujet localisé dans l’espace voit de cet objet. S’il n’y a pas quelqu’un qui me dit ce qu’il voit, je ne peux même pas commencer à voir ce qu’il y a autour de moi. Personne n’a jamais commencé à voir le monde tout seul, par lui-même et pour lui-même: l’enfant-loup qui a grandi loin de toute présence subjective et loin de tout logos ne voit à proprement parler rien autour de lui, tout comme les animaux qui ne s’arrêtent jamais pour voir gratuitement quelque chose. Il faut donc que quelqu’un me dise qu’il y a quelque chose hors de lui-même pour que je puisse croire qu’il y a effectivement quelque chose à la fois hors de lui et hors de moi. Et il faut qu’à mon tour je puisse désigner des objets par mes paroles pour acquérir la certitude qu’il y a des êtres et des choses hors de moi. Plus profondément encore, un discours n’a de dimension ontologique (désigne ce qui est) qu’à condition de manifester, en quelque manière, le mouvement d’un esprit incarné ou topisé vers l’objet dont il parle. Ce qu’on trouve, dans le logos, c’est le mouvement d’un esprit vers les choses, non une description statique des choses. L’esprit doit se porter vers la chose dont il parle ou, comme disaient les philosophes du moyen âge, doit viser à être adéquat à la chose dont il parle, pour que son discours ait une dimension ontologique. Or, ce mouvement d’adhésion requiert une distance, de l’espace, entre celui qui parle et la chose dont il parle. C’est cette distance qui fait être ou exister une chose, avant même toute qualité qu’on pourra lui attribuer. Il n’y a donc d’espace, qu’à condition que le discours permette un mouvement de l’esprit vers la chose. Un tel mouvement n’est possible que si l’esprit occupe d’abord un lieu dans l’espace, c’est-à-dire que si l’esprit a une chair.

C’est très exactement cette chair qu’exclut le discours scientifique, parce que son idéal est de supprimer toute distance entre l’esprit et les choses. Un sujet qui ne peut plus venir se placer devant les choses pour les nommer est un sujet sans chair, sans lieu, atopisé. A cette atopisation ou décharnation du sujet correspond un discours qui ne réfère plus l’esprit à des objets distincts, un discours sans dimension ontologique, un discours qui ne peut plus dire ce qu’il y a hors de nous, ou encore, comme disait Heidegger, un discours qui ne peut plus être le berger de l’être.

Certes, la distance entre l’objet et une subjectivité empêche les choses d’être intégralement présentes dans le verbe et l’on peut donc rêver d’abolir cette distance pour voir les choses mêmes, pour les voir scientifiquement et objectivement. Mais en même temps, c’est cette distance qui permet aux choses d’être, d’exister, dans le discours tenu sur elles. Aussitôt que cette distance est abolie, aussitôt qu’un discours se veut objectif ou scientifique au sens moderne du terme, aussitôt qu’un discours ne provient plus d’un corps de chair, les choses ne peuvent plus vivre dans ce discours. On n’y sent plus ce mouvement d’un esprit incarné vers le monde, mouvement par lequel un sujet localisé par son corps dans l’espace s’est mû vers un objet.

Ce qui complique terriblement les choses est que la science elle-même n’a jamais prétendu être, par la bouche de ses plus éminents adeptes, un discours capable de coïncider parfaitement avec le réel, un discours de Maître. Au contraire, par sa subtilité, par sa prudence, par la richesse de ses analyses, par ses intuitions remarquables, la science restera à jamais un monument à la gloire du génie humain et à sa capacité de prendre une distance envers le réel pour mieux le comprendre.

On peut toutefois se demander si cette distance prise par la science envers ses propres objets est encore une distance ou, pour mieux dire, si elle n’est pas une distance infinie grâce à laquelle le savant moderne entre en atopie, cesse d’être localisé dans l’étendue. A la limite, ce n’est que débarrassé de son corps qu’il peut tenir un discours objectif ou scientifique. Mais, encore une fois, qu’est-ce que le discours d’un être sans corps? Que peut-il nous apprendre, à nous, êtres de chair? Et comment faut-il entendre la prétention de la science au respect de l’objet, si cette même science dissout les choses en supprimant le mouvement de l’esprit vers les choses?