Marejko (Territoire métaphysique) – A técnica artesanal

L’image qui nous vient à l’esprit lorsque nous pensons à la technique est celle d’un puissant instrument que nous pouvons manier comme nous l’entendons pour atteindre tel ou tel but dans le monde qui se donne à nous.

Cette image peut grossièrement exprimer ce qu’était la technique traditionnelle, mais elle ne nous aide guère à comprendre la technique moderne issue de la révolution scientifique du XVIIème siècle. Voyons d’abord en quoi cette image exprime une certaine vérité sur la technique traditionnelle, et, surtout, pourquoi elle est grossière, voire inexacte.

La technique traditionnelle peut effectivement être envisagée comme le moyen d’une fin. Le bronze, le fer, la roue, le harnais, autant d’étapes dans le développement d’instruments qui ont conduit à une meilleure maîtrise de l’environnement.

Ce terme de maîtrise est lui aussi inexact ou, tout au moins, ambigu, mais, à première vue, c’est bien de cela qu’il s’agit. Le corps de l’homme rencontre des difficultés dans la nature : grâce à la technique traditionnelle, il vainc plus facilement ces difficultés, sans que les instruments de cette technique les aplanissent d’avance. Son corps continue à éprouver la résistance de la matière et, surtout, son esprit s’interroge sur les moyens de vaincre cette résistance. A ce point précis, une analyse plus fine va nous révéler que la technique traditionnelle n’est pas que le moyen d’une fin et que la manière dont cette technique permet de maîtriser la nature est bien particulière.

C’est qu’en s’interrogeant sur la manière de surmonter telle ou telle résistance rencontrée par le corps dans l’environnement naturel, l’esprit entre dans une sorte de dialogue entre l’infinité des formes prises par la résistance de la matière et l’infinité des réponses qu’il faut apporter. Pour reprendre un exemple célèbre, il y a, dans les vieilles barques des marins portugais, la trace d’un long dialogue entre l’homme, la mer, le bois et le vent. Et c’est ce dialogue, repris de génération en génération, qui a donné à ces barques leur forme particulière. En tel siècle, l’étrave s’est modifiée parce qu’on a mieux entendu le rythme des vagues. En tel autre siècle, la forme des rames a changé parce qu’on a mieux saisi la subtilité des échanges entre le mouvement des bras, la rigidité particulière du bois, et l’élément liquide. Et nous, aujourd’hui, lorsque nous contemplons la forme de ces [351] barques, nous n’admirons pas une puissance qui s’est donné les moyens d’affirmer son triomphe sur les éléments naturels, mais un esprit qui a écouté le rythme de ces éléments pour mieux les faire collaborer à un projet ancestral. La matière de ces barques ne nous paraît pas brutalement façonnée de l’extérieur par une volonté de puissance sur la nature, mais habitée de l’intérieur par un dialogue entre l’homme et la création. La maîtrise de la nature par une technique traditionnelle est donc issue d’un va-et-vient spirituel entre l’homme et son environnement. Nous verrons qu’un tel va-et-vient n’existe pas dans la technique moderne.

Nous saisissons ici la raison de l’extraordinaire succès des objets que nous a légués l’artisanat traditionnel. Ces objets, eux aussi, sont habités par un dialogue entre l’homme et la nature, tout comme les barques des pêcheurs portugais. Chez eux, la forme n’est pas non plus plaquée sur une matière. Un artisan n’est pas une machine qui fonctionne sans prêter la moindre attention à la matière travaillée. C’est au contraire le respect de l’artisan pour les qualités uniques du bois choisi, pour la manière qu’a ce bois de réagir aux chevilles qui le pénètrent, pour les effets que le temps peut avoir sur telle ou telle jointure, qui donne à l’objet une forme véritablement capable de l’animer, c’est-à-dire, insistons là-dessus, une forme capable de lui donner une âme.

A cette manière qu’a la technique artisanale de donner une âme aux objets travaillés, correspond un savoir particulier. Les gestes de l’artisan ne sont pas déterminés de l’extérieur par un schéma a priori, schéma qui, à la limite, pourrait être absorbé par la mémoire d’un ordinateur et exécuté par un robot. Non, les gestes de l’artisan sont eux aussi le fruit d’un dialogue entre le maître et l’apprenti, puis, au-delà, entre toutes les générations de maîtres et d’apprentis. Le savoir des techniques traditionnelles ne peut donc pas être concentré dans l’instantanéité d’un plan de production, dans une … technique, car il inclut le temps d’un dialogue ancestral. L’artisan n’apprend pas des techniques de manipulation de la matière. Il doit bien plutôt s’insérer à son tour dans le dialogue qui constitue sa science. Il n’est pas seul face à un mode d’emploi, car il ne cesse d’entendre ses ancêtres qui l’aident à dialoguer avec la matière ; celle-ci, parce qu’elle est unique, force l’artisan à entrer dans un dialogue unique lui aussi. L’artisan n’est pas un démiurge pétrissant brutalement la matière selon les plans fournis par l’intellect.

Ce dernier point est d’une importance extrême, car il nous permet de comprendre que l’artisan, ancêtre de l’artiste, ne s’exprime pas dans ce qu’il fait, sans toutefois n’être qu’un servile exécutant. L’artisan n’a rien à dire dans le sens où il ne fait que perpétuer la tradition de ses pères, tradition qui consiste à fabriquer simplement des tables et des chaises. Et pourtant, nous ne pouvons pas conclure que l’artisan exécute aveuglément un plan imposé, comme l’ouvrier qui travaille à la chaîne et qui ne s’exprime pas non plus. Si tel était le cas, l’artisan ferait rentrer de force la matière dans un schéma de production, comme le démiurge de Platon qui, selon les indications d’un intellect divin, impose telle ou telle forme à la matière. Or, nous savons que l’artisan ne fait rien de tel, puisqu’il entre en dialogue avec la matière. Que fait-il donc si, d’un côté, il ne s’exprime pas par l’intermédiaire de la matière et si, de l’autre, il n’exécute pas servilement un plan donné a priori ?