Marejko (Espace) – Ruptura entre a carne e o logos

L’impact de la science galiléenne sur la culture occidentale tout d’abord, puis sur la culture universelle ensuite, a eu l’effet exactement inverse à ce qu’il aurait dû être. Loin de conduire à la plus grande prudence devant les capacités d’une théorie à mettre l’esprit en contact avec le réel, cet impact a fait perdre toute prudence épistémologique. Le lien nécessaire entre la science et un je qui, d’une part, pense cette science et, d’autre part, s’enracine mystérieusement en une chair, a été négligé. La tension entre la particularité de cet enracinement et l’universalité d’un discours scientifique a cessé d’être prise en ligne de compte. Or, c’est cette tension, beaucoup plus que la matière du savoir, qui est véritable savoir.

On ne peut se défaire de l’impression que la science a indirectement produit un véritable lavage de cerveau sur l’esprit du public occidental. Cet impact est en effet comparable à celui que pourrait avoir un ouvrage comme Alice an pays des merveilles sur un esprit si faible qu’il prendrait vraiment les lapins pour des diplodocus. La tension que nous venons d’évoquer entre le particulier et l’universel a disparu. Le particulier (perception des lapins par le corps) a été éradiqué par un discours à prétention universelle (les lapins sont des diplodocus). Les idéologies totalitaires présentent une illustration frappante et extrême de cette éradication: certains hommes ne sont pas des hommes — la pauvreté (lapins) est la richesse (diplodocus) — la guerre est la paix, etc.1 Plusieurs formes de folie s’articulent également sur cette éradication. Non pas tant parce qu’un discours universel (idéologie) écrase la particularité de la perception charnelle que parce que la chair semble s’être coupée de tout lien à un discours possible. Mais le résultat est le même; dans l’idéologie comme dans la folie, c’est le rapport entre la particularité de la chair et l’universalité du discours qui a été brisé.

Apparemment, nous sommes ici aux antipodes de la thèse de Charles Blondel. Ce ne serait pas l’attachement à la particularité des sensations qui créerait la folie, mais l’oubli de cette particularité et l’adoption d’un discours anonyme. Mais en réalité, le fou peut tout aussi bien nier cette particularité, perdre toute sensation.2 C’est ce qu’exprime la sagesse populaire lorsqu’elle dit que le fou a tout perdu sauf la raison. Alors, loin de donner la priorité à ses sensations, c’est à son intellect qu’il la donne en méprisant les sensations que lui donne son corps. En dernière analyse, la folie est une gaucherie dans l’effort pour maintenir un équilibre entre le corps (les sensations) et l’intellect. A partir de là, on comprend mieux pourquoi la modernité est génératrice de folie: aucune cosmologie ne rend cet équilibre plus problématique que celle qui naît au XVIIème siècle avec Galilée. Comment rester un corps vivant s’il faut apprendre à rejeter les messages de ses sens, tel ce message nous disant que le soleil tourne autour de la terre? Rejeter de tels messages c’est, d’une certaine manière, tuer son corps. S’il faut tuer son corps pour s’orienter dans l’espace des sociétés modernes, comment faire pour y vivre?

Les cas extrêmes de la folie et de l’idéologie totalitaire ne doivent donc pas nous faire oublier qu’en réalité, c’est toute la culture moderne qui tend à supprimer la tension entre perception charnelle du réel et discours scientifique sur ce même réel. Un bon exemple de cette suppression est constitué par l’enseignement de la physique galiléenne dans les écoles secondaires: le plus souvent, les élèves apprennent l’équation galiléenne de la chute des corps sans avoir le temps de s’interroger une seconde sur ce que cette équation a de choquant par rapport à notre perception charnelle de la chute des corps. Ils apprennent mécaniquement que la distance de la chute (dans le vide) est fonction du temps et que le poids ne joue aucun rôle; autrement dit, qu’une plume tombe aussi vite que du plomb. Mais cela ne les étonne pas. C’est ainsi. C’est ce que dit le Maître! Le public, aujourd’hui, lui aussi, croit vraiment que la science peut nous dire ce qu’est le réel (ou qu’elle va pouvoir nous le dire un jour) malgré toutes les protestations désespérées de plusieurs savants.

Bien qu’invitant au doute et à la rigueur, la science galiléenne a donc eu un effet pervers sur la culture occidentale. Au lieu de doute et de rigueur, elle a encouragé une foi aveugle en la capacité du discours scientifique à mettre l’esprit humain directement en contact avec la réalité. Berthelot, pourtant éduqué à la rigueur scientifique, s’exclame en 1885: “Le monde est aujourd’hui sans mystère. En tout cas, l’univers matériel tout entier est revendiqué par la science, et personne n’ose plus résister face à cette revendication.”3 Il ajoutait, quelques années plus tard: “La Science réclame aujourd’hui à la fois la direction matérielle et la direction morale des sociétés.”4 Effectivement, si la science a tout compris, il ne reste plus qu’à la suivre aveuglément comme un chien suit son maître. Les conséquences politiques de la suprématie de la science sont inquiétantes. Nous le verrons encore mieux plus loin.

Il y a, dans cette foi en la science, comme une diffusion à retardement de l’attitude obstinée de Galilée lui-même face à ceux qui l’encourageaient à présenter ses théories comme des hypothèses possibles ou probables. Pour lui, ses analyses avaient valeur ontologique. Ce qu’il avait découvert lui paraissait révéler la réalité ultime elle-même. On comprend mieux, si l’on songe à cette obstination de Galilée, pourquoi le Pape Paul V, dans son célèbre décret du 26 février 1616, le pressa de ne pas soutenir ou défendre l’idée d’un mouvement de la terre. Par là, il ne lui interdisait pas de parler de ce mouvement, mais il l’invitait à le discuter comme une hypothèse parmi d’autres hypothèses. Il n’est pas interdit de voir, dans ce décret de 1616, comme une objurgation de ne pas céder à la folie de croire possible un discours mettant l’esprit humain directement en contact avec la réalité. Le Cardinal Bellarmine avait déjà conseillé à Galilée, dans une lettre du 12 avril 1615, “de se contenter de parler ex suppositione “ Le décret de février 1616 montre que le conseil ne fut guère suivi.

Grâce à cette désobéissance, Galilée est devenu, dans la culture occidentale, un nouveau prophète. C’est de sa bouche que serait sortie la vérité ultime sur la nature ou, pour mieux dire, c’est grâce à lui qu’on aurait enfin laissé la nature s’exprimer par elle-même sur ce qu’elle est. A cet égard, l’expérience de la Tour de Pise (qui n’a jamais eu lieu) a joué le rôle de ce qu’on pourrait appeler le mythe épistémologique fondateur de la modernité. En montant sur cette tour, Galilée aurait fait parler la nature elle-même Plus de point de vue subjectif! Plus de parole aristotélicienne, c’est-à-dire subjective ou métaphysique, sur la nature. Enfin une parole qui réfère directement l’esprit à ce qui est! Or, comme l’a fait remarquer Gilbert Hottois, “un langage purement référentiel est un rêve antilinguistique; c’est le rêve d’une parole inutile qui redoublerait tautologiquement le réel ou plutôt le cauchemar de l’impossibilité du discours.”5 Et effectivement, dans l’imaginaire mythique de la modernité, Galilée, du haut de la Tour de Pise, ne tient pas un discours; il montre ce qui est. Quant aux nouvelles équations qui décriront ce qui se passe pour les boules tombant de la Tour de Pise, elles aussi montreront ce qui est. Nouveau langage qui élimine toute subjectivité dans l’approche du réel. Langage de maître situé au-delà de toute argumentation et à qui un geste suffit pour se faire comprendre.

Il semble que peu de savants aient eu une foi en la science comparable à celle de Galilée. Pour Newton, la science “était un moyen de connaître son Père (céleste)”6 à tel point qu’il donne parfois l’impression de ne s’intéresser que marginalement à la physique. Newton restait dans une perspective traditionnelle, celle où l’esprit humain sait que son verbe ne peut révéler la réalité comme le verbe divin: seul l’Autre absolu pourrait développer un discours tel qu’il ne laisserait plus aucune place à l’obscur ou au manque (sans toutefois abolir la distance nécessaire au regard). Copernic ne donne guère l’impression de vouloir défendre à tout prix ses théories; il sait d’ailleurs “qu’une grande partie en est mal fondée”, raison pour laquelle, “il n’y croit qu’à moitié.”7 Quant à Kepler, personne n’était plus que lui sensible à ce fait que l’étude de la nature ne rapproche pas tant de la nature elle-même, que de Dieu. Le discours scientifique, pour Kepler, n’avait donc pas pour fonction essentielle de dévoiler l’ultime réalité du monde, mais de rapprocher l’entendement humain de l’entendement divin. D’une certaine manière, Kepler sentait que plus il voyait la nature, plus il entrait en contact avec autre chose que la nature, à savoir Dieu. Il dit lui-même fort clairement qu’il a cherché avec passion une “plus grande connaissance de Dieu à travers la nature.”8

Mais Galilée, lui, ne se contente pas de formuler des hypothèses capables d’expliquer les apparences, ni n’exulte, comme Kepler, à la pensée que c’est Dieu qu’il connaît mieux lorsqu’il connaît mieux la nature. L’idée de présenter une version améliorée du système cosmologique de Ptolémée, dont la fonction, précisément, était d’expliquer les apparences, lui répugne. Quant à la connaissance de la nature, elle n’est pas, chez lui, comme chez Kepler, le moyen d’une ascension mystique, mais simple lecture d’un livre qui, comme il le dit dans un célèbre passage du Saggiatore, “est écrit en langue mathématique.”9 Pierre Illiez, qui commente ce passage, observe que, par ce grand livre, on obtient, selon Galilée, “une connaissance qui ne comporte rien qu’on y puisse ajouter, qu’elle est donc parfaite.”10 Décidément, ce que veut Galilée, c’est tenir un discours sur la nature et rien que la nature, pour n’être en contact, par l’esprit, qu’avec la matérialité des objets et des mouvements décrits. Il y a là, dans l’attitude de Galilée, il faut bien l’avouer, quelque chose qui frôle la folie.


  1. Je suis conscient de la difficulté qu’il y a à réconcilier cette notion de perception charnelle du réel avec la notion d’une perception d’abord dépendante du langage. Mais cette antériorité de la perception du réel par le langage n’implique pas nécessairement une toute-puissance du langage (logos) sur la chair. Celle-ci peut progressivement conquérir son autonomie comme le Fils conquiert son autonomie par rapport au Père (ou le Christ par rapport à Dieu). 

  2. Une malade de Pierre Janet s’exclame: “je suis une statue vivante… il m’est impossible d’avoir pour rien une sensation ou un sentiment.” De l’angoisse à l’extase, Paris: Felix Alcan, 1928. tome II, p. 51. 

  3. Les origines de l’alchimie, Paris: 1885, début. C’est moi qui souligne. 

  4. Science et libre-pensée, Paris: 1905, p. 405. 

  5. Gilbert Hottois, Le signe et la technique: la philosophie à l’épreuve de la technique, Paris: Aubier, 1984, p. 32. 

  6. Frank E. Manuel, A Portrait of lsaac Newton, Cambridge, Massachussetts: Harvard University Press, 1968, p. 130. Ma traduction. 

  7. Arthur Koestler, Les Somnambules: essai sur l’histoire des conceptions de l’univers, Paris: Calmann-Levy, 1960, p. 140. Traduction française 

  8. Johannis Kepleri Astronomiae Opera Omnia, ed. Ch. Frisch, Frankfurt und Erlangen, 1858 ff., p. 688, vol. 8. 

  9. Galileo Galilei, Il Saggiatore, in Opere, Edizione nazionale, VI, p. 232. 

  10. Pierre Illiez, Reflets ou apparences: causalité et incertitude dans la pensée occidentale, Lausanne: L’Age d’Homme, 1990, p. 36.