Marejko (Territoire Métaphysique) – Intuição e diálogo

Une proposition n’est vraie que dans la mesure où elle appelle à naître une autre proposition, sinon, il s’agit d’une proposition scientifique qui n’est ni vraie ni fausse, mais efficace ou inutile dans le contrôle et la manipulation de la nature. Ou encore, un discours n’est vrai et libérateur que s’il renvoie à la réponse qui le remettra en question, Alors, les corps qui reçoivent ce discours, qu’ils soient des corps de chair ou qu’il soient des corps politiques, ne se figent pas en un comportement programmé avec parti unique et catéchisme révolutionnaire.

La vérité, décidément, ne peut être conçue indépendamment d’un entretien infini. C’est ce que suggère Hannah Arendt en insistant à de nombreuses reprises sur le sens d’une petite phrase de Lessing :

Que chacun dise ce qui lui paraît être la vérité et recommandons la vérité à Dieu.1

Ce que veut dire ici Lessing est aux antipodes de ce qu’on pourrait aujourd’hui entendre dans cette phrase. Il ne s’agit pas, en effet, de laisser chacun libre d’exprimer son opinion sous prétexte qu’il n’y aurait pas de vérité. Il y a une vérité, mais aucun esprit créé n’y a pleinement accès. En revanche les hommes peuvent chercher la vérité dans la passion d’une conversation qui ne devrait jamais avoir de fin. Que serait, dans le fond, une vérité qui nous ferait taire ? Une vérité qui mettrait fin à tout dialogue, à toute conversation ? Ne ressemblerait-elle pas, une telle vérité, à cette langue de bois qui programme les corps et les esprits ? Horrible perspective !

Ce qu’il y a de curieux, chez les philosophes modernes, est qu’ils ne semblent pas du tout avoir trouvé cette perspective horrible. La plupart d’entre eux, en effet, ont vu la vérité sous la forme d’une proposition qui met fin à toute conversation et oblige tout le monde à se soumettre, sans broncher, à la clarté d’une évidence ou à la rigueur d’un raisonnement. A partir de Descartes, on estime en général que si une proposition engage son lecteur dans un entretien infini, elle n’a pas de sens, manque de sérieux. Les actes de l’esprit ne devraient plus, selon les modernes, appeler un autre esprit à répondre. Non, les actes de l’esprit devraient viser l’énoncé d’une proposition qui fasse le silence autour d’elle, c’est-à-dire élimine la possibilité d’une contestation de la part d’un autre esprit. La recherche de la vérité cesse ainsi d’être indissolublement liée à une conversation pour devenir une sorte de mise au pas. Descartes est très clair à ce sujet. Pour lui, cette recherche n’a rien à voir avec un dialogue entre lui et ceux qui, pour reprendre l’expression de Lessing, se sont efforcés d’exprimer la vérité telle qu’elle leur était donnée. Brutalement, il affirme :

Sur les objets proposés à notre étude, il faut chercher, non ce que d’autres ont pensé ou ce que nous-mêmes conjecturons, mais ce dont nous pouvons avoir l’intuition claire et évidente, ou ce que [290] nous pouvons déduire avec certitude : car ce n’est pas autrement que la science s’acquiert.2

Il y a, dans cette règle, quelque chose de stupéfiant. Comment le savoir pourrait-il se développer non seulement indépendamment de ce que d’autres ont pensé avant nous, mais, surtout, indépendamment de ce que nous-même conjecturons ? Car qu’est-ce que la conjecture, sinon participer à un entretien infini entre les vivants et les morts ou, pour employer la formule platonicienne, un discours intérieur que nous nous tenons à nous-même et qui forme l’essentiel de la pensée ? Faudrait-il s’interdir de penser pour acquérir la science ?

C’est peut-être cette question que se posa obscurément un érudit du XVIème siècle, Bartholomeus Keckerman, lorsqu’il reprocha un jour au célèbre Jean Bodin de s’être réfugié comme un lâche dans l’ignorance (ad asylum ignorantiae confugere) pour avoir osé déclarer qu’il ne connaissait pas la nature des comètes. Alors que nous, au vingtième siècle, voyons instantanément, dans cette réponse, un acte d’humilité ou de prudence scientifique, Keckerman y voyait de la couardise. Pourquoi ?

Parce que Jean Bodin aurait dû, aux yeux de Keckerman, tenter de se frayer un chemin vers la connaissance de la nature des comètes en entrant, pour y livrer un noble combat, dans la mêlée des opinions en cours sur ce thème. Or, Jean Bodin connaissait ces opinions ! Cela suffisait pour essayer de s’approcher de la vérité.

Pour Keckerman, il était donc impossible de prendre connaissance d’un objet sans prendre en considération ce que d’autres avaient dit de cet objet. En accord avec toute la tradition antique et médiévale, Keckerman ne voyait pas comment on pouvait penser quoi que ce soit sans un adversaire à qui répondre.

Nous sommes ici aux antipodes d’un Descartes pour lequel la connaissance dérive d’une intuition de l’objet qui est d’autant plus pure qu’elle ne doit rien à ce que d’autres ont dit de cet objet ou de ce que nous pourrions nous dire à nous-mêmes à propos de cet objet. Lorsqu’on constate que Keckerman est mort à peine une cinquantaine d’années avant Descartes, on mesure l’incroyable radicalité de la révolution cartésienne pour laquelle la pensée n’est pas liée à un échange de paroles mais à la vision d’un système d’interaction entre les objets. Alors,

penser se produit en privé, à l’intérieur d’un esprit isolé de tous les autres esprits, et donc sans recours au langage et à l’histoire, puisque, d’une part, le langage renvoie toujours à un espace public et que, d’autre part, l’histoire me fait comprendre que ma pensée n’a pas commencé avec moi mais qu’elle est toujours une réponse à une autre pensée… Il ne reste plus qu’à observer des objets, de sorte que penser et savoir consistent en une vision et seulement en une vision. La révolution scientifique est une [291] véritable apothéose de la vision d’un espace neutre et entièrement réductible à des propositions mathématiques.3

Si, comme le dit Walter Ong, ma pensée est toujours une réponse à une autre pensée, on voit pourquoi la vérité est indissociable de cet entretien infini que nous avons donné pour typique de la logalité. On voit aussi pourquoi, à partir de Descartes, l’activité de l’esprit en tant que dialogue intérieur (Platon) ou débat académique (saint Thomas) commence à décliner. Et si, comme nous l’avons suggéré au début de cette analyse, l’esprit ne peut habiter sainement la chair qu’à la condition d’entrer en dialogue avec les paroles qui la meuvent, on voit enfin pourquoi la recherche d’une vérité de type cartésien laisse la chair en friche, déréglée (pour reprendre l’expression de Maritain) et donc victime de toutes les programmations que lui vantent les marchands d’illusions. La vieille idée chrétienne que la vérité peut libérer le corps au point de le libérer même de la mort, est enterrée. La vérité devient claire, distincte, évidente, irréfutable, de sorte que le corps n’a plus qu’à se mettre au pas, sans discuter, sans même obéir, comme une machine obéit à un programme automatique. Ce n’est pas un hasard si Descartes voyait nos corps comme autant de machines : sa conception de la vérité ne lui laissait pas d’autre choix.

Trois siècles plus tard, nombreux sont toujours ceux qui, à la suite de Descartes, vont répétant qu’une proposition vraie est une proposition qui fait le silence autour d’elle. Ainsi, deux philosophes de renom dans le monde anglo-américain, Willard van Orman Quine et Wilfrid Sellars ne peuvent s’empêcher de voir la vérité dans des propositions que personne ne cherche à questionner. On ne saurait mieux soustraire la vérité à l’entretien infini dans lequel elle devrait s’insérer. On ne pourrait pas non plus mieux la soustraire à toute tradition intellectuelle et philosophique, puisque cet entretien infini se déroule aussi bien avec les vivants qu’avec les morts. Ce qui reste alors de la notion de vérité comme fruit d’un dialogue intemporel entre le passé et le présent tient en un mot : rien. Et si nous avons raison de donner ce dialogue comme condition de possibilité de la distinction entre le bien et le mal, il ne reste rien non plus de la morale. Conformément à la prédiction de Nietzsche, mais pas tout à fait comme il l’entendait, l’humanité se retrouve au-delà du bien et du mal, composée d’êtres qui, comme Hannah Arendt l’a dit d’Eichmann, sont aveugles au crime non point du tout parce qu’ils ont un coeur pervers, mais parce qu’ils ne pensent plus.

Ce n’est donc pas sans un certain soulagement qu’on voit surgir ici ou là des tentatives pour rattacher la vérité à l’idée de dialogue ou de conversation. Ainsi le philosophe américain Richard Rorty écrit-il, dans un livre publié en 1979, qu’il faut… [292]

envisager la conversation comme le contexte ultime dans lequel la connaissance doit être comprise… et que la préoccupation morale des philosophes devrait être de continuer la conversation de l’Occident.4


  1. Cité par Hannah Arendt, « Thoughts about Lessing » in Men in Dark Times, New York : Harcourt, Brace & World, 1968, p. 31. 

  2. René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit (règle III). Première édition, 1701. 

  3. Walter J. Ong, The Presence of the Word, New Haven : Yale University Press, 1967, pp. 221, 219. C’est de cet ouvrage remarquable que j’ai tiré l’histoire de Bartholomeus Keckermann. 

  4. Richard Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, Princeton : Princeton University Press, 1979, pp. 389 et 32. Ma traduction.