Marejko (Territoire métpahysique) – Relação logos-ambiente mediada pela técnica moderna

Cette absence de tout rapport logal à l’environnement naturel est encore plus évidente si nous considérons ce symbole de la technique moderne qu’est un cosmonaute. Sa position foetale, dans le fauteuil de son vaisseau spatial, a frappé tous les observateurs, d’autant plus qu’il a, à côté de lui, des ordinateurs qui planifient ou corrigent la totalité de son voyage. Un cosmonaute n’a presque rien à faire. Il est devenu l’élément interchangeable d’une totalité fonctionnelle. Ce caractère d’élément interchangeable dans un ensemble dont toutes les parties sont homogènes a été considéré par de nombreux auteurs comme ce qui spécifie la technique moderne.

Ainsi Bernard Charbonneau observe-t-il, dans Le système et le chaos que :

le rouage est l’antithèse de la personne, et que celle-ci est un univers tourné vers l’Univers, tandis que le rouage est une pièce inerte que seule une force extérieure peut situer dans l’ensemble.

Jacques Ellul qui cite ce passage dans La société technicienne, note :

dans l’univers de la technique seule règne l’éternelle substitution d’éléments homogènes.1

La technique apparaît à bien des égards comme un si puissant laminoir, que la personne humaine, dès qu’elle y participe (comme le cosmonaute) devient semblable à n’importe qui ou à n’importe quoi. L’idéologie technicienne a fait de l’homme une pièce interchangable de la machine cosmique. L’une des meilleures façons de comprendre le monde de la technique moderne consiste précisément à observer comment l’homme y perd ce qu’on pourrait appeler sa qualité microcosmique, c’est-à-dire ce par quoi il n’est pas qu’une partie de l’univers, ce par quoi il a un statut radicalement distinct de toutes les autres créatures. On peut aisément juger de l’emprise de la technique sur les esprits en présentant cette idée que l’homme n’est pas qu’une partie de l’univers, qu’il est porteur de quelque chose de sacré qui le distingue de tous les animaux, de tous les végétaux et de tous les minéraux. Selon l’hostilité rencontrée par cette idée, on pourra estimer le degré de pénétration de l’idéologie technicienne. [359]

Que l’homme n’est pas qu’une partie de l’univers s’exprimait autrefois dans cette proposition classique selon laquelle chacun d’entre nous est microcosmos face au macrocosmos (l’univers). C’était un thème classique de la tradition judéo-chrétienne. Ce thème a été admirablement repris, au vingtième siècle, par Emile Brunner qui écrit :

L’homme n’est pas un morceau du monde, car il se dresse face à l’univers, comme quelque chose de singulier, comme une nouvelle dimension de l’être… Dans le Nouveau Testament, cette position unique de l’homme dans l’univers est clairement affirmée puisque c’est à travers le Christ, le Verbe, qui tient ensemble toutes les choses de l’univers, que l’homme accède à sa position centrale.2

Si nous nous penchons encore un instant sur notre pauvre cosmonaute, nous nous apercevons qu’il n’est plus un microcosme parce que ni son intellect, ni, a fortiori, son corps, n’interviennent en quelque manière dans son rapport à l’espace. Un être sans corps et sans intellect est une chose, semblable à n’importe quelle autre chose. Ce cosmonaute a-t-il même un rapport à l’espace ? On peut en douter. Nous avons vu que, pour qu’il y ait rapport, il faut qu’il y ait un langage entre les deux termes de ce rapport. Or, il ne se passe justement plus rien entre ce cosmonaute et son milieu. Ils ne se parlent plus l’un à l’autre. Qu’est-ce que la monotonie infinie des espaces interstellaires pourrait bien avoir à lui dire ? Infiniment moins, en tout cas, que la forêt que traversait l’artisan cher à Heidegger. Le cosmonaute moderne n’est, dans le fond, rien d’autre que la figure achevée de l’homme que nous avons vu surgir à l’aube de l’âge moderne. Cet homme, rappelons-le, ne percevait plus ni couleurs, ni odeurs, ni sons, ni forme dans le monde qui l’entourait, car il imputait tout cela à des mécanismes se déroulant tous à l’intérieur de son corps. Son monde, dès lors, était un monde parfaitement homogène, fait d’une matière inerte, indéfiniment semblable à elle-même dans toutes les directions du cosmos. Un tel monde est exactement celui du cosmonaute. Pour s’y orienter, le corps et l’esprit sont inutiles. Il suffit d’un ordinateur bien programmé. La technique moderne trouve son point d’achèvement dans l’homogénéisation de l’espace et l’obsolescence du corps et de l’esprit.

La technique traditionnelle enrichissait au contraire le rapport du corps à l’espace en tissant entre les deux un discours qui passait de génération en génération. Le cosmonaute, lui, se trouve dans la situation inverse et figure, en quelque sorte, la pointe extrême d’un processus d’appauvrissement du rapport entre l’homme et le cosmos. Au terme de ce processus, on trouve un homme qui n’a plus à écouter quoi que ce soit dans le monde créé. Or, un homme qui n’a plus rien à écouter dans la nature est probablement un homme qui ne se parle plus du tout à lui-même, c’est-à-dire un homme qui ne pense plus. Pourquoi le monde extérieur lui donnerait-il encore l’occasion de quelques réflexions articulées en un langage, puisque des ordinateurs font pour lui tout le travail ? Et si rien, hors de lui, n’est l’occasion de quelque [360] méditation logale, pourquoi ferait-il encore l’effort de se dire quelque chose à lui-même ? Un tel homme, vraiment, serait dans le néant, non pas tellement dans le sens où il se trouverait dans le vide cosmique que dans le sens où le logos, c’est-à-dire la condition de possibilité d’un rapport à quelque chose d’extérieur à soi, aurait disparu.

A quelqu’un qui se trouve dans le néant, plus rien ne peut arriver, de même qu’il ne peut pas arriver grand-chose à une pierre qui roule. Elle aussi n’a presque pas de rapports à son environnement. La seule chose qui puisse lui arriver est de se briser contre une autre pierre plus grosse qu’elle. De même, la seule chose qui puisse arriver à un cosmonaute est un accident. Ainsi, à la disparition de l’espace par disparition d’un logos entre l’homme et la nature, il faut ajouter la disparition du temps entendu comme dimension où des événements significatifs puissent se produire. Emile Meyerson l’avait bien vu qui avait décrit l’apogée de la science du XVIIème siècle comme le triomphe de l’acosmisme.

Si nous continuons à analyser la figure du cosmonaute comme symbole de la technique moderne, nous nous apercevons qu’en lui coïncident l’absence de pensée et l’absence de rapport logal à la nature.


  1. Jacques Ellul, La société technicienne, Paris : Calmann-Levy, 1977, p. 23. 

  2. Emil Brunner, Der Mensch im Widespruch : Die christliche Lehre vom wahren und vom wirklichen Menschen, Berlin : Furche-Verlag, 1937, p. 424.