Il vaut la peine de rappeler encore une fois, à ce point, la définition de la folie selon Lacan: croyance en l’existence d’un langage donnant un accès direct au réel (refus du symbolique). De Galilée au premier Wittgenstein et, finalement, aujourd’hui dans le grand public des nations industrielles, c’est cette inquiétante croyance qui s’est développée. C’est elle qui a engendré des activités fiévreuses de la part de dizaines de milliers d’intellectuels avides de montrer comment fonctionne une réalité physique, socio-logique, ou psychique. On voit ici comment la nouvelle episteme née avec Galilée a engendré une attitude conduisant à purger le langage de tout élément symbolique, c’est-à-dire de tout terme renvoyant à la fois à la matérialité du réel et à une immatérialité métaphysique, religieuse ou subjective.

Un langage qui ne renvoie plus à un au-delà de la matière et qui, en même temps, prétend embrasser la totalité du réel, rend fou, parce qu’il ne permet plus à celui qui le tient ou qui l’écoute de se situer dans un cosmos: soit l’auditeur ou l’orateur sentent qu’ils se dissolvent dans l’espace, soit ils sentent qu’ils sortent de l’espace. La tension entre la particularité d’une chair et l’universalité du logos est éliminée: avec elle, la condition d’un véritable savoir et d’un véritable équilibre psychique est aussi éliminée. Un langage qui décrit parfaitement le réel ne laisse aucune place dans le réel à celui qui le tient ou à celui qui le reçoit. Le corps se dilate à l’infini et, par là même, disparaît. N’avoir plus aucune place dans le réel, c’est ne plus être dans l’espace et avoir perdu son corps, tout comme n’est plus dans l’espace (ni dans une chair) celui qui affirme l’infinité du cosmos. Celui qui énonce un discours scientifique n’est plus nulle part, car son discours, prétendant dire le réel, exclut en même temps toute immatérialité et, par là, toute subjectivité. Un discours répondant à des critères de scientificité n’a plus de lieu (topos) car il ne doit plus renvoyer à quelque subjectivité que ce soit.

L’être qui parle, dans l’étrange espace (nul et infini, comme nous le verrons) issu de la Révolution scientifique, n’est nulle part, parce que cet espace est purgé de toute immatérialité. On conclut que le fondement de l’authentique spatialité est nécessairement métaphysique (immatériel). C’est par ce fondement que l’homme peut trouver un enracinement (topos).

On voit ici pourquoi l’homme moderne peut parler de l’espace comme si cet espace était réellement infini. La seule chose pouvant borner l’espace étant une subjectivité ou, pour reprendre la leçon leibnizienne, étant quelque chose d’analogue à une âme, il n’est pas possible que l’espace galiléen soit borné en quelque manière. Cela n’est pas possible car le discours légitime ou normatif propre à ce nouvel espace exclut la possibilité d’une subjectivité dans cet espace même. Autrement dit, l’espace galiléen ne peut pas être borné par la présence d’un ou plusieurs esprits. Pour cela, il faudrait en effet que ces esprits développent un discours ayant son lieu d’origine dans l’espace, c’est-à-dire dans une chair humaine, mais comme le discours normatif de la modernité ne peut justement pas être tel, la parole ne peut plus fournir cette limite à la spatialité qu’elle fournissait avant la Révolution scientifique.

N’ayant plus de lieu (topos), l’homme qui parle ou écrit selon la nouvelle episteme scientifique est entré en atopie. Cet évanouissement du sujet ou, pour mieux dire, cette atopisation du sujet coïncide avec son immortalisation dans un discours présentant l’infinité de l’espace comme une évidence. Cette infinité n’a donc pas pour seul corollaire l’immortalité du sujet: elle fait aussi entrer ce sujet en atopie. Emile Meyerson l’avait bien vu qui expliquait que, poussé à la limite, le discours scientifique moderne serait un discours acosmique, un discours excluant le temps et l’espace. Or, pour autant que nous puissions en juger, une parole excluant le temps et l’espace, n’est plus la parole d’un sujet humain.

Quelle est donc cette parole qui exclut le temps et l’espace (au contraire de la parole divine qui, elle, crée le temps et l’espace)?

Ne répondons pas immédiatement pour constater qu’au plan de l’histoire de la philosophie, il pourrait sembler que nous tombons, ici, dans une profonde difficulté. L’atopisation du sujet, cause de sa dissolution, coïncide en effet avec l’émergence de la philosophie cartésienne. Or nulle philosophie ne fait une plus grand place au sujet!

En fait, cette difficulté n’est qu’apparente. L’assomption du sujet cartésien est un contrepoids à l’élimination du sujet incluse dans la nouvelle cosmologie issue de la Révolution scientifique. Dans un espace où nul sujet ne pouvait plus exister, il fallait d’autant mieux fonder son existence ou son être qui, d’ailleurs, n’a aucune extension dans la philosophie cartésienne. Mais pour éclairer ce point plus soigneusement, il va falloir introduire de nouveaux éléments dans cette analyse. Pour l’instant, résumons.

La science a postulé un espace infini correspondant, comme nous le verrons, au principe d’inertie. Les conquêtes et découvertes scientifiques faites à partir de ce postulat ont été si remarquables qu’elles avaient de quoi faire oublier la prudence intellectuelle requise devant tout postulat. Aujourd’hui ce postulat s’est si bien implanté dans les esprits que nous avons fini par le prendre pour une vérité d’évidence. Il y a là un symptôme de folie. Aujourd’hui, l’homme de la rue croit que l’espace est effectivement infini et que le principe d’inertie est incontestable. Par là il se comprend plus ou moins consciemment comme un être immortel sans aucun enracinement dans l’espace. Il y a autant de délire dans cette croyance, que dans celle qui nous ferait prendre des lapins pour des diplodocus.

Au demeurant, et comme le savent bien les lecteurs de Heidegger ou d’auteurs qui, tel Abraham Stoker, écrivent des histoires de vampires, rien n’est plus dangereux qu’une culture qui élimine ou forclôt la mort. En présentant le cosmos comme une étendue infinie, on se définit soi-même comme un être immortel et atopique (les vampires ne peuvent se voir dans un miroir précisément parce qu’ils n’occupent plus un lieu). Rien n’est donc plus propre à occulter la mort et à faire entrer les hommes en atopie que (pour reprendre une formulation d’Alexandre Koyré), le passage d’un monde clos à un univers infini.

Jan Marejko